La photo qui accompagne ce texte est difficile à regarder, elle est même insoutenable, à la limite du publiable.

Et pourtant, à la minute où le directeur de l’information, Jean-François Bégin, l’a vue, il savait qu’on devait la publier quand même.

Habituellement, lorsque des images très dures nous sont envoyées, on les regarde ensemble avant de les publier. On s’enquiert au besoin de l’avis de la directrice photo, Stéphanie Bérubé, et des directeurs d’édition. Puis on réfléchit, on soupèse.

C’est le même processus qui a cours dans toutes les salles de rédaction, de tout temps. C’est le processus qui a mené dans le passé à la publication d’images fortes comme celle d’Aylan Kurdi, le jeune Syrien retrouvé mort sur une plage en 2015. Celles des prisonniers maltraités de la prison d’Abou Ghraïb en 2003. Ou encore, celle de la jeune Vietnamienne nue ayant survécu à une attaque au napalm de l’armée américaine en 1972. Autant d’images qui ont contribué à faire évoluer les mentalités et les politiques.

On analyse donc, on réfléchit en équipe et on décide de publier, ou pas.

Mais dans le cas de cette image des environs de Kyiv, Jean-François le savait d’instinct, sans se référer à l’équipe, sans avoir à éplucher les manuels et les règles qui régissent le choix des photos… car il n’existe tout simplement pas de manuels et de règles qui nous aident en pareille situation.

Oui, il y a bien quelques balises et normes que l’on se transmet dans les salles de rédaction. La présence d’une quantité importante de sang ou de mutilation évidente de cadavres, par exemple, est un frein quasi immédiat.

Mais elles ne sont que ça, des balises… qui souffrent autant d’exceptions qu’il y a de cas de figure.

Une d’elles stipule, par exemple, qu’on ne montre pas le visage des cadavres.

Or, vous aurez remarqué que l’on voit justement les visages sur la photo ci-contre, prise par Lynsey Addario du New York Times, que nous avons publiée dans notre édition du 7 mars dernier.

Et nous l’avons tout de même publiée, à l’initiative de Jean-François, en raison de son intérêt public et de son caractère significatif. Car, en une image, les lecteurs comprenaient les difficultés rencontrées par les civils qui tentaient de fuir la guerre au péril de leur vie.

De la même manière que nous avons publié plusieurs photos du massacre de Boutcha ces derniers jours, en raison de leur importance : le nombre de morts, l’atrocité des exécutions de civils les mains bandées, la ligne franchie par les forces russes.

Ces décisions, chaque fois, s’appuient sur l’intérêt public, d’abord et avant tout, ainsi que sur un mélange d’intuition, de réflexion et de jugement professionnel. Et ce, tant pour le choix des clichés que pour la façon de les présenter*.

Bien sûr, ces décisions sont prises en sachant que nous allons heurter certains lecteurs, mais lorsque nous le faisons, c’est que nous considérons que l’intérêt de l’image le justifie.

C’est une évidence que l’« intérêt public » n’est pas le même pour tout le monde. La décision d’un journal ne sera donc pas la même qu’un concurrent, et c’est tout à fait correct.

Le Journal de Montréal a ainsi publié une image de cadavres à moitié ensevelis dans une fosse commune à Boutcha, mardi dernier, sur laquelle on voit clairement deux visages.

Je ne l’aurais pas publiée, personnellement, car elle n’apporte rien de plus, à mes yeux, que les nombreuses photos des jours précédents. Pas suffisamment, en tout cas, pour justifier d’étaler une telle horreur sur deux pleines pages.

Mais je comprends tout à fait que leur propre réflexion ait pu mener à la publication, dans un journal qui s’adresse à un autre public, sur une autre plateforme.

J’entendais récemment à Radio-Canada le professeur de journalisme Jean-Hugues Roy résumer sa pensée par une question : « Est-ce que c’est plus dommageable de montrer la photo ou de ne pas la montrer ? »

Bonne question ! À laquelle j’ajoute la mienne : est-ce que la valeur de l’image est plus grande que son caractère insoutenable ? Autrement dit, est-ce que l’intérêt de la photo est plus grand que l’inconfort qu’elle provoque ?

Parfois, hélas, la réponse est oui.

* Nous ajoutons chaque fois un bouton « Pourquoi nous publions ces photos ? », qui explique que nous avons cru nécessaire de publier des images déstabilisantes, voire choquantes, car elles illustrent la situation sur le terrain et la réalité de la guerre.