En 2021, 659 Québécois — un sommet — ont obtenu du Directeur de l’état civil du Québec un changement officiel quant au sexe selon lequel ils étaient jusqu’ici reconnus.

Les données émanant du Directeur de l’État civil ont été obtenues à la suite de demandes d’accès à l’information initiées par Celeste Trianon, une militante trans. *

Depuis 2016, les Québécois n’ont plus à subir une intervention chirurgicale de réattribution sexuelle ni à obtenir une lettre de recommandation d’un professionnel de la santé pour pouvoir présenter une demande de changement à l’État civil.

De 2015 à 2016, le nombre de demandes autorisées par l’état civil a donc bondi de 176 à 597.

Entre 2020 et 2021, la hausse a aussi été importante, passant de 395 à 659. En 2022, aucun signe de ralentissement en vue : entre le 1er janvier et le 28 février, 157 demandes avaient déjà été autorisées.

La Dre Karine Igartua, psychiatre et cofondatrice du Centre d’identité sexuelle de l’Université McGill, indique que cette demande en hausse se constate sur le terrain. Sa clinique reçoit 30 nouvelles demandes de consultation par mois, et la liste d’attente va jusqu’à six mois.

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La Dre Karine Igartua, psychiatre et cofondatrice du Centre d’identité sexuelle de l’Université McGill

Au fil des ans, les besoins ont beaucoup changé. « Quand on a ouvert la clinique, il y a 20 ans, les enjeux étaient surtout liés à l’orientation sexuelle et à l’homophobie. Depuis huit ou dix ans, les gens consultent surtout pour des questions d’identité de genre. »

Autre changement : alors que pendant longtemps, « les demandes venaient surtout de personnes assignées au genre masculin à la naissance — dans une proportion de deux pour un à notre clinique —, le ratio est maintenant inversé ». Les demandes autorisées par le Directeur de l’état civil viennent majoritairement de femmes chaque année depuis 2010, quoique dans une proportion moins élevée que ce qui est vu à la clinique de la Dre Igartua.

Les Québécois qui sont suivis à sa clinique ont de 18 à 26 ans, note-t-elle. « Notre plus vieux patient avait 82 ans — il a attendu que sa femme décède avant d’aller de l’avant – et notre plus jeune a 5 ans. À cet âge-là, il n’y a rien à faire, à part donner des conseils aux parents et leur dire que pour les deux tiers des enfants, c’est une phase. »

Mais pour les adultes, comment expliquer les hausses marquées de demandes, aussi bien en clinique qu’à l’État québécois ? « C’est sûr que pour les jeunes, ce n’est plus tabou comme avant. Ils n’ont pas de mal à accepter que quelqu’un puisse se dire transgenre, fluide, non binaire… »

Cliniquement parlant, la Dre Igartua ne cache pas cependant une préoccupation certaine face à la tendance nettement à la hausse. Le danger, dit-elle, c’est que des gens voient dans un changement de sexe « une porte de sortie » à leur mal-être.

Certaines personnes se disent : « Si je change de sexe, peut-être que ma vie va changer. » C’est là qu’on a un travail à faire, pour faire comprendre aux gens que l’hormonothérapie a ses limites. Elle ne va changer ni une personnalité ni son groupe d’amis.

La Dre Karine Igartua, psychiatre et cofondatrice du Centre d’identité sexuelle de l’Université McGill

Quant aux taux de regret, la Dre Igartua souligne que les données dont on dispose à cet effet datent d’il y a trop longtemps pour le savoir. « Il y a 10 à 15 ans, à une époque où les critères pour avoir droit à un changement de sexe étaient beaucoup plus serrés, on parlait d’un taux de regret de 2 % chez les adultes. À l’heure actuelle, ce que je peux dire, c’est que dans ma pratique, je n’ai vu que deux adultes qui m’ont dit : “ Je n’aurais jamais dû faire cela. ” »

Demandes aussi en hausse chez les enfants

Du côté des enfants, la demande est également si importante que le Centre hospitalier universitaire Sainte-Justine s’emploie à mettre en place dans les prochains moins une clinique spécifiquement consacrée à l’identité de genre.

Le DShuvo Ghosh, codirecteur du Centre Meraki — la seule clinique pédiatrique où sont dirigés les enfants présentant une variance de genre —, dit que l’explosion des demandes chez les plus petits a été particulièrement marquante entre 2006 et 2016.

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Le DShuvo Ghosh, codirecteur du Centre Meraki

Les demandes demeurent néanmoins très élevées, et la liste d’attente est de 12 à 15 mois.

Comment l’expliquer ? Peut-être par le fait que ce phénomène est de plus en plus connu, indique-t-il, mais dans la recherche, précise le DGhosh, la dysphorie de genre n’a été liée à aucune cause biologique et sociale.

On en est donc aux hypothèses. Pour sa part, « étant donné que les demandes sont tellement plus nombreuses de personnes assignées femmes à la naissance », la Dre Karine Igartua se demande si cela n’a pas en bonne partie à voir avec la représentation stéréotypée de la femme.

Longtemps, dit-elle, les femmes de « type tomboy » avaient parfaitement leur place. Aujourd’hui, avec l’hypersexualisation, celle qui n’est pas du profil « aux cheveux longs lisses et aux lèvres pulpeuses en vient peut-être à se questionner sur sa féminité ».

En tout cas, dans sa clinique, la Dre Igartua n’a aucunement l’impression que l’affluence particulière peut être liée aux changements législatifs à venir concernant de nouvelles dispositions à l’État civil.

Le gouvernement Legault fera sous peu connaître sa proposition, indique Élisabeth Gosselin, attachée de presse du ministre de la Justice, Simon Jolin-Barrette. Elle rappelle que Québec a déjà confirmé que l’exigence d’une intervention chirurgicale pour modifier la mention de sexe des actes de l’état civil n’est plus du tout à l’ordre du jour.

* Dans l’article original, son nom n’apparaissait pas (Québec avait caviardé son nom dans la réponse à sa demande d’accès). Celeste Trianon nous a autorisé à ajouter ici que les demandes d’accès étaient de sa main (preuves à l’appui).

Avec la collaboration de Pierre-André Normandin, La Presse