Le crabe se vend plus cher que jamais au Québec. Si ça fait le bonheur de l’industrie, ça compromet le plaisir des consommateurs.

Le prix du crabe des neiges avait bondi l’an dernier. Il explose encore cette année. Le prix des premiers arrivages de la saison, qui s’est ouverte vendredi, dépasse 38 $ la livre pour le crabe cuit, à Montréal. L’an dernier, c’était autour de 26 $. Assez pour que les pattes de crabe cessent de faire partie du rituel printanier de nombreux Québécois.

« C’est du jamais-vu », assure Christian Servant, propriétaire de la poissonnerie Délices de la mer, au marché Jean-Talon.

« Les gens viennent en chercher pareil, mais ils en achètent moins. J’ai vu beaucoup de gens qui arrivaient, qui en voulaient quatre sections, puis qui ont décidé d’en prendre deux au lieu de quatre. C’est trop cher. »

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Au marché Jean-Talon, le prix du crabe des neiges vivant est de 21,50 $ la livre. Celui du crabe cuit est de 38,50 $ la livre.

Pour une seule section, il faut compter de 12 $ à 18 $, selon la grosseur des pattes. Faites le calcul. Pour quatre personnes, qui mangent trois sections chacune, ça fait entre 140 $ et 216 $. Pas mal cher pour un souper à la maison.

Plusieurs facteurs

Cette explosion s’explique par plusieurs facteurs : l’inflation galopante qui fait augmenter les coûts, notamment celui du transport, l’imposition de quotas sur les crabes d’Alaska par le gouvernement américain, qui a eu pour effet de faire grimper le prix du crabe aux États-Unis, et par ricochet celui payé aux pêcheurs québécois, ainsi que les contrecoups de l’invasion de l’Ukraine, parce que le boycottage de la Russie frappe aussi les crabes russes, prisés aux États-Unis et au Japon.

« C’est assez simple, résume Pierre Léonard, coordonnateur des pêches de la Première Nation des Innus Essipit, sur la Côte-Nord. Il n’y a pratiquement pas de crabes d’Alaska sur les marchés. Les Russes, avec ce qui se passe en Ukraine, ne vendront pas leurs crabes aux États-Unis. Et la demande est très forte sur les marchés américains. C’est ça qui dicte les prix au Québec, parce que c’est un marché plutôt dédié à l’exportation. »

Les Québécois ne consomment en effet qu’une minuscule part des crabes pêchés ici. La très grande majorité des crustacés est vendue aux États-Unis. En 2020, le marché américain représentait plus de 96 % de la valeur des exportations totales de crabes des neiges québécois, selon les plus récentes données du ministère de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation du Québec.

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Pierre Léonard

C’est une ressource qui est chez nous, mais c’est vraiment les prix de l’exportation qui dictent les prix du détail au Québec.

Pierre Léonard, pêcheur innu

« Je trouve ça épouvantable pour le consommateur. Je pense qu’à un moment donné, le consommateur va décrocher, ajoute-t-il. En fin de semaine, ici, il s’en est vendu à la poissonnerie, mais ce n’est pas les volumes qu’on vend habituellement. »

Même phénomène en Gaspésie. « Quand le crabe commence, habituellement, on voit des files d’attente dans les poissonneries, dit le Gaspésien Christian Servant. Cette année, j’ai parlé à beaucoup de poissonneries qui ont du stock sur les bras. Ils n’ont pas tout vendu ce qu’ils avaient commandé. »

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Les pattes de crabe pourraient cesser de faire partie du rituel printanier de nombreux Québécois en raison de leur prix.

« Il faut tester le marché »

Cela dit, il est encore trop tôt, selon le directeur général de l’Association québécoise de l’industrie de la pêche (AQIP), Jean-Paul Gagné, pour connaître la demande sur le marché américain. L’AQIP représente les usines de transformation qui achètent les crabes aux pêcheurs.

« Pour le moment, il semble que les prises sont bonnes. C’est intéressant. Maintenant, il faut tester le marché », dit-il.

Le prix offert aux pêcheurs par les usines est actuellement de 7,50 $ la livre de crabe vivant, comparativement à 5,75 $ au début de la saison 2021. Il pourrait grimper à 10 $ dans les prochaines semaines, en fonction de la demande.

7,50 $ la livre, c’est un prix provisoire, parce qu’on ne sait pas comment le marché américain va se comporter. Il y a de l’inflation, et le pouvoir d’achat de tout le monde a diminué. Donc, on est prudents. Au moment où on se parle, il n’y a pas d’excitation des acheteurs des États-Unis pour le crabe des neiges.

Jean-Paul Gagné, DG de l’AQIP

La pêche a commencé le 25 mars dans la zone 17, en Gaspésie et sur la Haute-Côte-Nord. La zone 16 doit ouvrir le 4 avril. Et la zone 12 suivra peu après.

« Quand tout le monde arrive sur le marché, l’offre est très grande. C’est là que le prix va se fixer, précise M. Gagné. Est-ce qu’il va rester le même ou est-ce qu’il va augmenter ? On verra. »

Directeur de l’Office des pêcheurs de crabe des neiges de la zone 16, Jean-René Boucher voit cela d’un autre œil. Il s’attend à ce que le prix payé aux pêcheurs passe rapidement à 10 $ la livre et qu’il atteigne peut-être 12 $ la livre.

« Il y a une demande qui est forte et le contexte international est favorable, note-t-il. Avec l’état du marché actuel, il n’y a aucune raison que le prix démarre à 7,50 $ la livre. C’est sûr que c’est plus cher que ce que c’était pour les consommateurs. Par contre, il faut comprendre que ce n’est pas nécessairement le pêcheur qui est le grand gagnant de tout ça. Entre le pêcheur et l’assiette du consommateur, il y a plusieurs intermédiaires. »

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Valeur, en millions de dollars, des exportations de crabe des neiges en 2019. En 2015, c’était 122 millions.

Source : Gouvernement du Québec

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Crabes des neiges québécois

Pourquoi est-ce si cher ?

De nombreux facteurs expliquent la différence entre le prix payé au pêcheur (7,50 $ la livre) et celui que le consommateur paiera (de 21 $ à 27 $ la livre) à Montréal pour du crabe vivant.

Premièrement, les ventes des pêcheurs aux usines de transformation portent sur des pêches en vrac : les crustacés peuvent être abîmés, avec des pattes en moins, mais les transformateurs sont en mesure de tout récupérer.

Deuxièmement, le crabe qu’on achète au cœur de la saison à la poissonnerie ne passe pas par le transformateur, et est plutôt acheté directement par des poissonniers ou des grossistes, qui ajoutent leur marge et doivent soutenir des frais de transport et d’entreposage. Le crabe est très fragile : il ne peut pas être conservé vivant dans l’eau, comme le homard, et ne survit pas longtemps sur la glace. Il faut donc tenir compte des pertes. Celles des crabes qu’on ne peut faire cuire quand ils rendent l’âme. Ou encore celles des crabes à qui il manque trop de pattes. Les prix pourront donc aussi différer entre les poissonneries qui ont des liens directs avec les pêcheurs et ceux qui doivent recourir à un distributeur.

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Christian Servant, propriétaire de la poissonnerie Délices de la mer

Nous, juste envoyer un camion pour un arrivage de crabe, en Gaspésie, ça nous coûte à peu près 1500 $ de frais. Les salaires des chauffeurs ont augmenté, plus les frais de l’essence, c’est incroyable. On le fait tous les deux jours.

Christian Servant, propriétaire de la poissonnerie Délices de la mer, au marché Jean-Talon

Troisièmement, il y a deux produits du crabe frais. Le crabe vivant est moins cher parce que le corps du crustacé n’est pas comestible. On ne garde que les cinq pattes et leur base. Il y a donc 40 % de perte dans un crabe complet.

Pour cette raison, la plupart des consommateurs, pour éviter la cuisson et l’étape désagréable qui consiste à arracher les pattes du crabe vivant pour les mettre dans l’eau bouillante, achètent plutôt des sections cuites chez le poissonnier. Le prix du crabe cuit tourne autour de 39 $ la livre, à Montréal.

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Le crabe vivant est moins cher parce que le corps du crustacé n’est pas comestible.

Moins cher dans l’est

Les prix sont moins élevés à Québec et en Gaspésie, où on peut trouver du crabe vivant à 15,50 $ la livre et du crabe cuit à 29,95 $ la livre. L’an dernier, dans ces mêmes régions, le crabe vivant se vendait 11 $ la livre et le cuit était à 22 $. En 2020, il fallait compter 9 $ la livre pour du vivant 17,50 $ la livre pour du cuit.

Combien ça coûte au consommateur montréalais ? Ça dépend de la quantité que l’on mange, de notre appétit et de la grosseur des pattes. La norme informelle, c’est une section de cinq pattes par personne pour une entrée, et deux ou trois sections pour un plat principal. Un petit appétit, deux sections, de 24 $ à 36 $, selon la grosseur. Un gros appétit, de 36 $ à 54 $. Et multipliez par le nombre de convives !

Fluctuation naturelle

Les populations de crabe des neiges fluctuent naturellement sur une période de huit à dix ans. Selon Pêches et Océans Canada, les stocks sont actuellement dans le creux de la vague dans l’estuaire et le golfe du Saint-Laurent. « La biomasse disponible à la pêche devrait être comparable à celle de 2021 », précise le biologiste Cédric Juillet, de l’Institut Maurice-Lamontagne de Pêches et Océans Canada. « Il faut savoir qu’on pêche surtout le crabe des neiges mâle et adulte de 95 mm et plus », ajoute-t-il. Les crabes femelles n’ont pas de grande valeur commerciale en raison de leur plus petite taille.