Une poignée d’influenceurs complotistes québécois, qui ont été très actifs contre les mesures sanitaires depuis deux ans, se font les porte-voix des campagnes de propagande émanant du gouvernement russe. La façon dont ils reçoivent et adaptent le discours du Kremlin reste cependant nébuleuse aux yeux de bon nombre d’experts consultés par La Presse.

Le 6 mars dernier, une multitude de comptes officiels du gouvernement russe, dont ceux du ministère de la Défense et du ministère des Affaires étrangères, ont publié simultanément un tweet en anglais : dans le cadre de son « opération militaire spéciale », le Kremlin affirmait avoir récolté des preuves que Kyiv avait « éradiqué des traces d’un programme d’armes biologiques militaires en Ukraine » financé par le département de la Défense des États-Unis.

Les ambassadeurs des États-Unis et de l’Ukraine ont tous deux vigoureusement démenti devant l’ONU avoir créé un quelconque programme d’armement biologique. Le Bureau des affaires de désarmement de l’ONU et l’Organisation mondiale de la santé en ont fait autant.

Deux jours plus tard, l’influenceur complotiste québécois Alexis Cossette-Trudel consacrait sur les réseaux sociaux alternatifs une émission complète d’une heure aux « biolabs » ukrainiens, des « laboratoires de guerre biologique » qu’il comparait à l’Institut de virologie de Wuhan, en Chine, d’où le virus responsable de la COVID-19 aurait selon lui émané afin de créer la pandémie de toutes pièces. « C’est exactement le même narratif, le même discours. L’Occident qui finance des laboratoires de recherche biologique, de guerre, à l’étranger », avançait M. Cossette-Trudel, selon qui les « gouvernements mondialistes » cherchent à provoquer une Troisième Guerre mondiale contre la Russie parce que la pandémie de COVID-19 a été « un échec » pour contrôler la population.

CAPTURE D’ÉCRAN TIRÉE DE RADIOQUÉBEC

Alexis Cossette-Trudel

Le lendemain, le nombre de recherches concernant le terme « biolabs » effectuées à partir du Québec prenait rapidement de l’ampleur, suggèrent des données de Google Trends, un outil de Google permettant de déceler les tendances de popularité sur l’internet.

Amplifier la désinformation

Timothy Graham, un chercheur de l’Université Queensland qui a scruté les activités de 75 comptes Twitter officiels rattachés au gouvernement russe, soutient que ceux-ci jouent un rôle majeur pour la propagation et l’amplification de la désinformation. Parce qu’il s’agit de comptes gouvernementaux officiels, ils échappent complètement aux messages de Twitter avertissant que des informations erronées ou trompeuses concernant la guerre en Ukraine pourraient être propagées.

C’est par la suite que le mécanisme semble se complexifier. La désinformation russe est souvent relayée en Occident en langue anglaise par les médias d’information étatiques officiels, comme Russia Today (RT) ou Spoutnik, par des comptes Twitter plus obscurs vraisemblablement liés au gouvernement russe, par des comptes automatisés (bots) et par des citoyens militants prorusses. « Cette désinformation circule beaucoup sur des applications comme Telegram, sur le réseau social russe VKontakte (VK) » et sur une multitude de plateformes sociales alternatives, où elle est peu à peu interprétée et transformée par différents influenceurs, explique le chercheur Aaron Erlich.

C’est toujours très difficile de retrouver le point d’origine.

Le chercheur Aaron Erlich

Une « relation symbiotique »

La mince ligne qui sépare la désinformation des théories du complot à proprement parler disparaît ensuite au sein des communautés qui suivent les influenceurs complotistes sur les réseaux sociaux. « C’est presque une relation symbiotique, souligne la chercheuse de l’Université de Washington Kate Starbird, cofondatrice du Center for an Informed Public. Parfois, il semble que la désinformation russe alimente les influenceurs complotistes, puis grandisse et fleurisse au sein de leurs communautés. À d’autres occasions, on dirait que les théories du complot émergent de façon organique [de leurs réseaux] avant d’être amplifiées par les agents de désinformation russes. Il y a une sorte de collaboration entre les deux », dit-elle.

CAPTURÉE D’ÉCRAN DE TWITTER

Tweet de Mel Goyer

Alexis Cossette-Trudel n’est pas le seul à les relayer. L’influenceuse Mel Goyer, très active dans le mouvement antimasque, a elle aussi relayé des informations au sujet des « labos biologiques secrets » en Ukraine. Plusieurs autres influenceurs évoquent très régulièrement le conflit en Ukraine en attribuant plusieurs exactions au régiment Azov, une unité militaire ukrainienne dont des membres affichent leur allégeance néonazie.

Des vérifications très sommaires effectuées par La Presse avec Google Trends suggèrent qu’au Québec, il faut compter de un à deux jours après la diffusion des tweets de désinformation en anglais émanant des autorités russes avant que les thèmes soient francisés et commencent à gagner en popularité.

« Bien qu’il ne soit pas nécessairement facile de discerner l’origine de la désinformation, l’objectif reste le même : déstabiliser et diviser l’opposition, avoir le soutien de l’opinion publique, affaiblir la posture d’un pays ou d’un gouvernement à l’égard du conflit et semer le doute et la discorde », affirme le chercheur Guilhem Aliaga, affilié à la Chaire UNESCO-PREV de l’Université de Sherbrooke.