L’Agence spatiale canadienne a gardé en poste pendant trois ans un scientifique soupçonné d’être une taupe, malgré les avertissements des services secrets, révèlent des documents obtenus par La Presse. Les autorités croient maintenant que l’homme de Brossard utilisait sa position pour aider secrètement une firme qui développe une « constellation » de satellites en partenariat avec le gouvernement chinois.

C’était une étape de plus vers un ambitieux projet de conquête du ciel. Le 27 février dernier, un nuage de fumée blanche s’est élevé sur le spatioport de Wenchang, en mer de Chine méridionale. Une fusée s’est élevée lourdement vers le ciel, suivie d’une traînée de feu. Un modèle Longue Marche 8, baptisé en l’honneur du périple de Mao Tsé-toung et de son armée rouge pendant la guerre civile.

À bord se trouvaient deux satellites de l’entreprise chinoise Spacety, qui a promis de lancer au cours des prochaines années près de 100 engins orbitaux en partenariat avec une société d’État chinoise pour créer une « constellation » capable de photographier toutes les régions du monde, « jour et nuit, beau temps, mauvais temps ».

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB DE SPACETY

Un satellite de l’entreprise chinoise Spacety

En Chine, ce projet titanesque a été présenté comme un outil important pour la sécurité du pays, soulignait l’automne dernier le magazine spécialisé SpaceNews, qui y voit un dispositif « servant potentiellement tant les besoins militaires qu’économiques ».

Or, ce projet stratégique aurait été développé en partie par une taupe ayant infiltré l’Agence spatiale canadienne (ASC), selon une enquête de la Gendarmerie royale du Canada (GRC), dont nous pouvons dévoiler pour la première fois les détails.

Ingérence étrangère par la Chine

En décembre dernier, la GRC a annoncé l’arrestation de Wanping Zheng, ancien fonctionnaire qui a travaillé pendant 26 ans au siège de l’Agence spatiale, à Saint-Hubert. Après son départ de l’organisme, en 2019, M. Zheng était devenu le nouveau PDG de la division européenne de Spacety, établie au Luxembourg.

PHOTO TIRÉE D’UNE VIDÉO YOUTUBE

Wanping Zheng, lors d’une conférence à titre de dirigeant de la firme chinoise Spacety

Wanping Zheng a été accusé d’abus de confiance pour avoir utilisé son statut de fonctionnaire canadien afin d’aider une entreprise étrangère d’exploration spatiale en 2018-2019. Cette firme, c’était Spacety. La police a évoqué un cas d’ingérence étrangère par la Chine dans l’appareil fédéral canadien.

Aujourd’hui, des déclarations sous serment rédigées par les policiers affectés à l’enquête pour justifier leurs mandats de perquisition permettent d’en apprendre plus. Les documents, qui étaient scellés jusqu’à maintenant pour des motifs de sécurité nationale, ont été rendus publics après une demande des avocats de La Presse auprès des procureurs de la Couronne fédérale.

Ils révèlent que :

• les services de renseignement canadiens ont averti plusieurs fois l’Agence spatiale qu’il y avait un problème avec Wanping Zheng, mais l’organisme a mis trois ans avant de déclencher une enquête interne ;

• la GRC croit que Wanping Zheng a travaillé secrètement pour au moins cinq entreprises externes d’exploration spatiale en parallèle avec son mandat à l’Agence spatiale ;

• les services de renseignement semblaient s’inquiéter qu’une technologie de table antivibrations développée par le Canada pour la Station spatiale pouvait avoir été compromise et voulaient savoir si Wanping Zheng y avait eu accès ;

• Wanping Zheng aurait pris contact avec des collaborateurs de l’Agence spatiale afin qu’ils aident Spacety à installer des stations de communication en Islande et au Canada, selon la police ;

• un témoin affirme qu’en utilisant un partenaire de l’Agence spatiale, Wanping Zheng essayait d’avoir accès à la première dame islandaise, qui est née à Ottawa, afin d’aider Spacety.

Les allégations des policiers n’ont pas encore été testées devant les tribunaux. M. Zheng a pu reprendre sa liberté sous conditions en attendant son procès et il est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire. Son avocat, MAndrew Barbacki, a déclaré ne pas avoir fini d’analyser la preuve et réserve ses commentaires pour l’instant.

Avertissements répétés

Selon les documents déposés à la cour, l’Agence spatiale avait été alertée dès septembre 2015 par le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS), l’organisme fédéral chargé du contre-espionnage, qui disait être inquiet au sujet du « niveau de fiabilité » de Wanping Zheng, sans révéler la cause de ces inquiétudes.

La GRC affirme qu’il s’agit d’une façon de faire courante des services de renseignement canadiens, qui veulent protéger leurs techniques secrètes de collecte d’informations, mais souhaitent parfois quand même pousser un employeur à déclencher une enquête interne sur un employé.

Dans le cas présent, la stratégie a fait chou blanc, selon les documents judiciaires. Aucune enquête interne n’a été déclenchée.

Trois jours plus tard, le SCRS serait revenu à la charge et aurait demandé à l’Agence si Wanping Zheng avait eu accès, dans le cadre de son travail, à des informations sur la table antivibrations développée par le Canada et dont la technologie demeure la propriété intellectuelle de l’Agence. Les documents déposés en cour ne précisent pas pourquoi le SCRS était préoccupé par cette question. Mais un policier fournit une piste d’explication dans sa déclaration sous serment :

Il est connu que le Canada est une cible de l’ingérence étrangère, ce qui représente une menace importante pour son intégrité économique. Les États étrangers peuvent alors viser des fonctionnaires ayant accès à des informations privilégiées dans le but de subtiliser la propriété intellectuelle.

Un enquêteur

Le 8 mars 2016 et le 15 mai de la même année, le SCRS a contacté deux nouvelles fois l’Agence pour faire part de son inquiétude au sujet du scientifique, sans qu’une enquête interne soit déclenchée, selon les documents policiers. Lorsque la cote de sécurité de M. Zheng a été renouvelée en 2017, l’employeur aurait toutefois décidé de la renouveler seulement pour deux ans, plutôt que pour dix ans, comme le veut habituellement la procédure.

Le SCRS aurait ensuite fait monter la pression, selon les résumés d’enquête obtenus par La Presse. Des agents du contre-espionnage devaient faire une présentation à l’Agence spatiale le 19 septembre 2017, mais ils auraient carrément annulé la présentation en voyant que Wanping Zheng devait y assister, malgré tous les drapeaux rouges qu’ils avaient levés depuis deux ans.

Mesures appropriées ?

S’il faut en croire les documents déposés au palais de justice, c’était la quatrième alerte des services de renseignement fédéraux à l’Agence. Cette fois, il était difficile de ne pas réagir. Malgré tout, un mois s’est écoulé, puis un an. Wanping Zheng a eu le temps de prendre un congé sans solde de six mois, puis de revenir au travail. Ce n’est que le 14 décembre 2018 que l’employeur a finalement déclenché une enquête interne sur son scientifique, selon les documents de la GRC.

Trois jours plus tard, Wanping Zheng s’est placé en congé de maladie, jusqu’à sa démission de l’Agence spatiale, le 20 septembre 2019. Les enquêteurs de la GRC affirment que c’est seulement le 26 septembre 2019 qu’ils ont été mis au courant du dossier. L’Agence leur aurait dit qu’elle croyait désormais que le scientifique avait transmis de l’information secrète à des tiers.

Questionnée par La Presse, la chef des relations avec les médias de l’Agence spatiale canadienne, Andrea Matte, a soutenu que l’organisme avait pris l’affaire au sérieux. « Depuis le début, l’ASC a pris les mesures appropriées en tant qu’employeur », a-t-elle assuré.

Quand des doutes ont été soulevés au sujet des activités de la personne en cause en dehors des heures de travail, l’ASC a pris diverses mesures : elle a notamment mené une enquête interne et restreint l’accès aux renseignements.

Andrea Matte, chef des relations avec les médias de l’Agence spatiale canadienne

Est-ce à dire que les policiers mentent, lorsqu’ils affirment sous serment qu’il a fallu des années avant de déclencher une enquête interne ? « Non », a répondu Mme Matte, en s’excusant de ne pouvoir commenter davantage pour ne pas nuire à la cause devant les tribunaux.

La première dame de l’Islande

Dans les documents déposés à la cour, la GRC dit avoir appris que des logiciels interdits, notamment un service de transfert de fichiers sécurisé et des applications de messagerie, avaient été découverts plusieurs fois sur les appareils de travail de M. Zheng à l’Agence, au cours de sa carrière.

L’enquête interne de l’employeur aurait aussi révélé que M. Zheng contactait des gestionnaires d’entreprises qui faisaient des affaires avec l’Agence spatiale et qui connaissaient son statut à l’agence, afin d’organiser des partenariats au bénéfice d’au moins cinq firmes externes impliquées dans l’exploration spatiale, sans le dévoiler à ses patrons. Il aurait aussi confié à un collègue qu’il amassait des fonds pour une entreprise aérospatiale, tout en conservant son rôle dans la fonction publique canadienne. Les documents ne mentionnent pas la nature de ces partenariats.

[Wanping] Zheng est suspecté de négocier avec des compagnies canadiennes spécialisées dans le domaine spatial des microsatellites au profit de compagnies étrangères spécialisées dans le même domaine.

Les documents judiciaires

La GRC affirme par ailleurs que Zheng, sans le dire à ses patrons, aurait pris contact avec Ewan Reid, proche collaborateur de l’Agence spatiale canadienne et dirigeant de l’entreprise Mission Control Space Services, à Ottawa, pour lui parler du plan de la firme chinoise Spacety de construire des stations-relais de communications satellites. Il aurait évoqué un projet de station au Canada et un autre qui aurait pu être aménagé en Islande.

« Les intentions de la compagnie étrangère étaient de construire une antenne terrestre sur une université islandaise et de compiler toutes les entrées de données transitant entre la station terrestre et les satellites en orbite », précisent les documents de la GRC.

Dans une déclaration aux policiers, Ewan Reid aurait dit que Zheng l’avait contacté parce que sa sœur, Eliza Reid, est mariée au président de l’Islande. Les bureaux de M. Reid et de la présidence islandaise n’ont pas répondu à une demande de commentaires de La Presse.

PHOTO TIRÉE DU SITE WEB OFFICIEL D’ELIZA REID

Eliza Reid, première dame de l’Islande. Son frère, Ewan Reid, aurait été contacté par le suspect.

Une source du milieu de la recherche scientifique en Islande, qui s’est exprimée sous le couvert de l’anonymat puisque son poste lui impose un devoir de réserve sur les projets du gouvernement, affirme qu’un représentant de Spacety a déjà visité une université locale et que deux dirigeants de l’entreprise ont fait part à plusieurs personnes de leur intérêt à faire des affaires avec le pays.

« L’Islande est proche du cercle arctique, nous sommes dans une zone géopolitique particulière. Il y a beaucoup d’intérêt de plusieurs entreprises pour bâtir des stations-relais pour les satellites en Islande. Et la Chine, depuis un certain temps, est particulièrement intéressée par l’Islande. Cela peut sembler étrange, mais à cause de notre position géographique, nous intéressons toujours les États-Unis, la Russie, le Royaume-Uni et la Chine », explique cette source, dont la position implique des contacts avec plusieurs scientifiques étrangers.

Wanping Zheng avait même fait une conférence sur Zoom devant un groupe d’amateurs d’exploration spatiale en Islande, en février 2021. L’organisme n’a pas répondu à une demande d’entrevue à ce sujet.

Supervision par l’État chinois

Spacety n’a répondu à aucune des demandes d’entrevue de La Presse ces derniers mois. L’entreprise continue de lancer régulièrement des satellites et de publier des photos pour démontrer l’étendue de sa capacité d’observation de la Terre. Deux jours après le début de l’invasion russe en Ukraine, l’entreprise a fourni en exclusivité des images de mouvements de troupes au journal Global Times, un organe du Comité central du Parti communiste chinois qui les a utilisées dans un reportage sur ce qu’il appelle « l’opération militaire spéciale russe ».

La firme prend bien soin de se décrire comme une entreprise privée, indépendante, dans toutes ses communications. Mais selon Guy Saint-Jacques, ancien ambassadeur du Canada en Chine, il faut prendre cette affirmation « avec un gros grain de sel ».

C’est clair que du côté chinois, qui dit espace dit sécurité nationale. C’est clair qu’il y a une supervision par l’État chinois.

Guy Saint-Jacques, ancien ambassadeur du Canada en Chine

« Il n’y a pas de compagnie en Chine qui ne répond pas à l’État », renchérit Charles Burton, agrégé supérieur de recherche à l’Institut Macdonald-Laurier, qui a autrefois été employé de l’ambassade du Canada à Pékin et du Centre de la sécurité des télécommunications du Canada.

« La Chine a amendé sa loi pour obliger tous les citoyens à coopérer avec ses services de sécurité lorsque requis. Et toutes les entreprises ont des branches du Parti communiste chinois au sommet de leur hiérarchie », souligne-t-il.

À lire demain : des secrets convoités à l’Agence spatiale canadienne

En savoir plus
  • 376 millions
    Dépenses prévues de l’Agence spatiale canadienne pour l’année 2022-2023
    source : Agence spatiale Canadienne
    5 ans
    Peine de prison maximale pour le crime d’abus de confiance par un fonctionnaire public
    source : Code criminel du canada