En entrevue avec La Presse, la ministre de la sécurité publique, Geneviève Guilbault, confie ce qui la pousse à multiplier les efforts dans la lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs.

Peu de temps après sa nomination à la tête de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault a assisté à une présentation à la Sûreté du Québec (SQ) qui la hante encore aujourd’hui.

Une vision d’horreur qui deviendra une importante source de motivation dans sa lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs.

Ce jour-là, des policiers lui ont montré la carte dont ils se servent pour suivre en temps réel des pédophiles québécois qui diffusent des images d’enfants agressés sexuellement dans les profondeurs du web.

« Quand tu as vu cette carte, tu ne peux pas faire comme si elle n’existait pas, raconte la ministre en entrevue avec La Presse. Le nombre de points qu’il y a sur cette carte, c’est capoté. »

La SQ se sert d’un logiciel espion mis sur pied par un organisme à but non lucratif américain, la Child Rescue Coalition. Un peu à l’image d’une caméra de surveillance dans une banque, le logiciel surveille les faits et gestes des prédateurs dans les tréfonds du web et repère l’adresse IP de leur ordinateur, ce qui permet de les situer géographiquement.

Dans la dernière année, seulement au Québec, le logiciel a enregistré 4477 adresses IP d’ordinateurs différents qui diffusaient des images pédopornographiques sur la Toile, dont la moitié dans l’île de Montréal, a révélé La Presse dans son enquête en continu « L’autre épidémie » en janvier dernier.

Lisez notre reportage « Traquer les pédophiles en direct »

« C’est l’une des premières choses que j’ai vues quand je suis devenue ministre, poursuit la grande patronne de la police au Québec. Ça m’a tellement hantée que c’est pour ça que j’ai créé l’équipe intégrée de lutte contre la pornographie juvénile (EILPJ). »

La vice-première ministre a accordé une entrevue exclusive à La Presse en cette première Semaine nationale de la lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs, qui se déroulera chaque année la première semaine de mars. Une journée sur le même thème se tiendra le 4 mars.

Reconnaître les pièges

L’autre moment clé dans son combat contre ce fléau qui broie des vies, c’est sa rencontre avec une jeune victime d’exploitation sexuelle – Clémentine. Cette dernière a raconté comment elle était tombée dans le piège d’un proxénète dans l’émission balado Sugar baby de Radio-Canada.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER DE GENEVIÈVE GUILBAULT

La ministre Geneviève Guilbault et Clémentine lors d’une conférence de presse en octobre 2021

« C’est tellement insidieux. Ce sont de beaux jeunes hommes, ils sont fins. Ça commence insidieusement, et ensuite, tu es pris dans un cycle », décrit la ministre encore bouleversée par le témoignage de la jeune victime.

Un cycle dont les adolescentes ne sortent pas indemnes. « Clémentine, elle est retournée à l’école, elle fait ses affaires, mais elle est détruite. Elle craint toujours de sortir de chez elle », poursuit la ministre. N’importe quel enfant peut tomber dans le piège, souligne-t-elle. « Clémentine, c’est une fille hyperbrillante qui vient d’un bon milieu, avec de bons parents », insiste-t-elle.

Au Québec, plus du tiers des personnes en situation de prostitution sont mineures. L’âge moyen d’entrée dans ce milieu est de 14 ans au Canada.

Québec lance ce lundi une campagne publicitaire choc – que La Presse a pu regarder en primeur – pour sensibiliser les adolescents et leurs parents sur le thème « Apprenons à reconnaître les pièges ».

Une jeune fille danse dans une vidéo TikTok. Une autre clavarde sur les réseaux sociaux et envoie des photos d’elle étendue sur son lit. Une troisième accepte des cadeaux d’un beau jeune homme qu’elle vient de rencontrer. On y montre des situations banales qui peuvent avoir des conséquences dramatiques.

L’idée n’est pas de condamner les jeunes filles qui le font en toute innocence, car elles sont à l’aise dans leur corps ou aiment danser, explique-t-on à la direction des communications du ministère de la Sécurité publique, mais bien de comprendre que des gens peuvent regarder ces images avec d’autres yeux – avec des intentions malveillantes. Car les prédateurs sexuels ne sont plus seulement dans les parcs. Ils sont dans l’écran.

Regardez la capsule portant sur TikTok Regardez la capsule portant sur la séduction et les cadeaux

En plus des médias traditionnels, l’État mise sur les réseaux sociaux et la collaboration d’influenceuses. « Je veux vraiment que les jeunes les voient, lance Mme Guilbault. Si ça permet d’en sauver juste une. » La campagne a coûté près d’un million de dollars.

L’exploitation sexuelle des mineurs la préoccupe comme ministre, mais aussi comme mère. « Ma fille a 4 ans et elle est déjà attirée vers la tablette », décrit la maman de deux jeunes enfants.

Une « priorité nationale »

Ces évènements et cette campagne de publicité font suite aux recommandations de la Commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs (CSESM). Le gouvernement affirme avoir apporté des réponses partielles ou complètes à 56 des 58 recommandations de la CSESM.

Parmi les réponses « partielles », la ministre de la Sécurité publique a écrit à son homologue fédéral pour lui demander de durcir les peines envers les proxénètes. Or, c’est toujours silence radio du côté d’Ottawa.

Concrètement, Québec voudrait qu’Ottawa favorise l’entrée en vigueur d’une disposition autorisant l’imposition de peines consécutives lors de causes impliquant la traite de personnes âgées de moins de 18 ans et ajoute l’ensemble des crimes liés au proxénétisme aux activités visées par la confiscation des produits de la criminalité.

Concernant la lutte contre les cyberpédophiles, la ministre fait valoir qu’elle a fait plus d’actions que ce que la CSESM suggérait. La création de l’EILPJ ne faisait pas partie de ses recommandations. « Je l’ai fait quand même » au coût de 12,6 millions, dit-elle, visiblement fière de cette équipe composée d’une vingtaine d’enquêteurs.

Cette nouvelle équipe a mené une première opération d’envergure en novembre dernier en arrêtant 26 cyberpédophiles allégués. « [Les policiers] ont sauvé des enfants du même coup en allant les arrêter. Il y en avait qui avaient des enfants chez eux », précise-t-elle.

Des enquêteurs spécialisés ont confié à La Presse ces derniers mois qu’ils seraient en mesure d’arrêter beaucoup plus de cyberprédateurs chaque année si les ressources techniques étaient moins limitées. Les unités techniques (qui fouillent dans les ordinateurs pour extraire les images) – essentielles aux perquisitions – desservent toute la SQ, pas seulement l’équipe chargée de coincer les pédophiles qui pullulent sur l’internet.

« C’est difficile de penser qu’on va venir à bout de ce fléau tellement c’est chronique dans l’internet », convient la ministre. Toutefois, « on s’accroche à tout ce qu’on peut faire », dit-elle.

« Si on se dit qu’on en sauve juste un petit pourcentage dans un océan infini de victimes qu’on ne voit pas, qu’on ne trouvera jamais et qu’on ne sauvera jamais, c’est trop décourageant. »

Son gouvernement a fait de la lutte contre l’exploitation sexuelle des mineurs une « priorité nationale », rappelle la vice-première ministre. Quelque 150 millions sur 5 ans seront injectés pour donner suite aux recommandations de la CSESM, dont près de 100 millions en répression, en grande partie pour bonifier l’équipe intégrée de lutte contre le proxénétisme.

Besoins de ressources

Dans notre enquête « L’autre épidémie », nous révélions également que les listes d’attente – pour traiter tant les jeunes victimes que les délinquants sexuels – n’ont jamais été aussi longues. Des délais d’attente qui s’expliquent par la « rareté des ressources en santé mentale », se désole Mme Guilbault.

Que ce soit pour les enfants de la DPJ, les hommes violents, les délinquants sexuels, les victimes d’exploitation sexuelle, « ce sont les mêmes ressources qu’on s’arrache », illustre-t-elle. Il va falloir en former davantage, selon elle. « C’est pour ça qu’on a créé des bourses [aux étudiants dans le domaine de la santé et des services sociaux], dit la vice-première ministre. Il y a beaucoup de demandes, et on a de la misère à fournir. »

La ministre Guilbault est convaincue de l’importance d’une semaine et d’une journée nationales. Ces évènements « nous forcent chaque année à revenir sur le sujet, à refaire le point, en reparler et, espérons, d’année en année, avoir de moins en moins de jeunes qui se font exploiter et de moins en moins de parents désespérés par la situation », dit-elle.

Les partis de l’opposition auraient voulu que Québec cible les industries du tourisme et de l’hôtellerie afin qu’elles en fassent plus pour lutter contre le phénomène. Le gouvernement prévoit mettre en place un programme de formation pour l’industrie hôtelière, accompagné d’un sceau, sorte de certification, mais tout ça de façon volontaire. Il aurait aussi souhaité que l’indemnisation des victimes d’exploitation sexuelle – inclues dans la récente réforme du programme d’indemnisation des victimes d’actes criminels – soit rétroactive.

« Pour l’instant, on fait beaucoup de choses, et si on sent qu’il y a d’autres besoins, on va agir », répond la vice-première ministre.

Lisez notre reportage sur les listes d’attente pour l’accès à une thérapie pour les délinquants sexuels Lisez notre reportage sur les victimes qui attendent aussi des services thérapeutiques
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  • 2200
    En 2020, les services policiers québécois ont enregistré plus de 2200 infractions liées à l’exploitation sexuelle. Le tiers ou plus de ces infractions ont été perpétrées contre des personnes de moins de 18 ans.
    source : Plan d’action gouvernemental 2021-2026 en réponse aux recommandations de la commission spéciale sur l’exploitation sexuelle des mineurs