Après avoir plaidé coupable il y a deux ans à une accusation de fraude liée au versement de pots-de-vin en Libye, SNC-Lavalin a été accusée l’automne dernier d’avoir corrompu un fonctionnaire pour obtenir le contrat de réfection du pont Jacques-Cartier au début des années 2000. Dans de nouveaux documents déposés en cour, un ancien cadre impliqué dans le dossier vient lancer un pavé dans la mare et affirme que la corruption est parfois inévitable.

Un ancien vice-président de SNC-Lavalin arrêté pour corruption l’automne dernier affirme que l’entreprise n’avait pas le choix de payer des pots-de-vin pour travailler dans certains pays, puisque les firmes de génie américaines donnaient « des valises contenant des millions » à des « émirs arabes » et que « c’est la façon dont l’industrie fonctionne ».

« Il n’y a pas de travail international qui se fait sans ça. Ça n’existe pas », martèle Kamal Francis, dans une déclaration sous serment filmée par la Gendarmerie royale du Canada (GRC) à son domicile, en juin 2020.

M. Francis, ancien vice-président senior qui a parcouru le monde pour SNC-Lavalin entre le milieu des années 1980 et le milieu des années 2000, a expliqué sa vision pour la première fois dans ce long entretien avec deux policiers. La transcription de ses propos a récemment été déposée au palais de justice de Montréal en prévision de son procès. L’ancien cadre a été accusé le 23 septembre dernier d’avoir corrompu un fonctionnaire fédéral pour obtenir le contrat de réfection du pont Jacques-Cartier, en octobre 2000. La Presse a obtenu ce document en primeur.

La thèse de la poursuite dans ce dossier est que Kamal Francis et son ancien collègue Normand Morin auraient versé 2,2 millions de dollars en pot-de-vin au PDG de la Société des ponts fédéraux, Michel Fournier, qui a déjà été condamné à cinq ans et demi de prison en 2017.

« Ça existe partout »

Lorsque les policiers sont venus le questionner sur ce dossier, Kamal Francis s’est insurgé de voir la GRC taper sur SNC-Lavalin, alors que selon lui, il est courant de voir les grandes firmes de génie faire du « soudoyage » de décideurs à l’étranger.

Il faut que vous sachiez que c’est la réalité de la business aujourd’hui. Moi, j’ai travaillé avec SNC-Lavalin durant presque 20 ans.

Kamal Francis, ancien vice-président senior de SNC-Lavalin, dans la transcription de l’échange

Il raconte ensuite avoir vu deux grandes firmes de génie américaines, Bechtel et Fluor, donner de l’argent à des décideurs étrangers pour obtenir des contrats. Les deux entreprises américaines ont parfois travaillé sur des projets communs avec SNC-Lavalin, même si elles étaient en concurrence avec la firme québécoise dans d’autres projets.

« J’ai travaillé en association avec Bechtel avec SNC-Lavalin, avec Fluor. Et j’ai vu ce qui se passe. J’ai vu des valises contenant des millions, parce que je travaillais en [inaudible] avec Bechtel, qui ont été échangées avec des émirs arabes. Avec des gens en échange pour avoir [inaudible] qu’on a eu des projets. Je l’ai vu, OK ? Alors ne me dites pas que nous, nous sommes les saintes-nitouches. OK ? Ça existe partout. Je l’ai vu par Bechtel, par Fluor, par tout le monde », explique-t-il.

« Je ne défends pas ce qui se passe maintenant. Comme vous le voyez, moi, je n’ai pas participé à ces affaires-là. Je suis à l’extérieur de ça. Heureusement, car je n’aime pas ça. Et je ne favorise pas ça. Mais that’s the way business is done. That’s the way it is », poursuit l’ancien vice-président.

Bechtel et Fluor n’ont pas répondu à une demande de commentaire de La Presse vendredi.

« T’as pas le choix »

Pendant la conversation filmée par la GRC, Kamal Francis raconte par exemple que lorsqu’il sortait de ses réunions en Algérie pour des projets de SNC-Lavalin, il était immédiatement accosté par quelqu’un qui demandait de l’argent.

« Tu crois que c’est nous qui abordons ? Non. C’est eux qui t’abordent. Et t’as pas le choix. Parce que si ce n’est pas toi, c’est ton concurrent qui est abordé », dit-il. L’enquêteur de la GRC, le sergent Guy-Michel Nkili, l’encourage alors à continuer de parler. La caméra, bien en vue, continue de tourner.

PHOTO ÉTIENNE RANGER, LE DROIT

Le sergent Guy-Michel Nkili, enquêteur de la GRC

« Est-ce que c’est comme ça que ça se passait chez SNC-Lavalin ? demande le policier innocemment.

— Oui, répond M. Francis.

— Si vous ne payiez pas, qu’est-ce qui se passait avec le contrat ? Vous le perdiez ?

— Oui », répète M. Francis.

Une flèche à Bernard Lamarre

L’ancien vice-président raconte alors comment un fonctionnaire d’un « petit pays d’Afrique » qui avait signé un petit contrat avec SNC-Lavalin est venu un jour jusqu’à Montréal pour réclamer un pot-de-vin, talonnant pendant une semaine les dirigeants au siège social de la firme et abordant la question « à haute voix » devant des témoins. Mais l’homme n’avait pas « livré la marchandise » au goût de SNC-Lavalin et il était hors de question de le payer.

« À la fin j’ai apporté la police et je l’ai renvoyé », se souvient-il.

« Mais à 40 %, mon ami, tous les contrats sont comme ça », ajoute alors M. Francis, sans préciser à quoi réfère ce pourcentage.

Au cours de l’entretien, il indique avoir un immense respect pour l’ancien PDG de SNC-Lavalin Jacques Lamarre. Il décoche toutefois une flèche au frère de ce dernier, Bernard Lamarre, l’un des fondateurs de la firme Lavalin.

« Il est décédé, lui. Mais il a fait la sainte-nitouche. Il a fait une déclaration dans les journaux que de son temps, on ne faisait pas ça. Et c’est lui qui a institué tout », affirme M. Francis.

Une caméra qui capte tout

Lorsque la conversation prend fin, les policiers avertissent Kamal Francis que la caméra va continuer d’enregistrer tout jusqu’à leur départ, comme le veut la procédure dans les entrevues filmées.

« Mais ce qu’on a discuté, tu l’as enregistré ? », lance tout à coup M. Francis, comme s’il réalisait soudain à quel point il avait beaucoup parlé.

Tout a bien été enregistré, comme prévu, répondent les enquêteurs.

Ça va l’effacer, ce qu’on dit là, maintenant ? Toi et moi ? Je ne veux pas que vous l’utilisiez.

Kamal Francis, dans la transcription de l’échange

Les deux policiers se font rassurants. « Bien, on n’a rien dit de mal, là », laisse tomber le sergent Nkili. L’enregistrement prend fin peu après.

Le dossier doit revenir en cour mardi. Kamal Francis et Normand Morin se préparent tous deux à leur procès criminel. SNC-Lavalin, qui est accusée elle aussi en tant qu’entreprise, continue ses négociations avec la Couronne pour obtenir un accord de poursuite suspendue, qui lui permettrait de reconnaître certains faits et de payer une pénalité pour éviter un procès.

L’entreprise pourra miser sur le fait que toute sa direction s’est renouvelée depuis l’éclatement des scandales de corruption et sur le fait que la Banque mondiale a réhabilité la firme l’an dernier en reconnaissant qu’elle avait changé ses pratiques de fond en comble.

Les projets de SNC-Lavalin qui ont mené à des accusations

Libye

En 2019, SNC-Lavalin a écopé d’une amende de 280 millions de dollars après avoir plaidé coupable à une accusation de fraude liée au détournement de 127 millions des coffres de l’entreprise, entre 2001 et 2011. Une cinquantaine de millions ont été versés en pots-de-vin au fils du dictateur Mouammar Kadhafi. Le reste a été accaparé par Sami Bebawi et Riadh Ben Aïssa, deux anciens cadres qui ont écopé de peines de prison.

CUSM

L’ancien PDG Pierre Duhaime a écopé d’une peine à purger dans la communauté pour avoir fermé les yeux sur le versement de 22,5 millions de dollars en pots-de-vin aux dirigeants du Centre universitaire de santé McGill (CUSM) afin d’obtenir le contrat de construction du centre hospitalier. Riadh Ben Aïssa, un ancien cadre supérieur de SNC-Lavalin, a écopé de 51 mois de prison dans ce même dossier.

Bangladesh

Deux anciens cadres intermédiaires du bureau de SNC-Lavalin à Oakville, en Ontario, ont été accusés d’une tentative de corruption visant à obtenir un contrat lié à un projet de pont au Bangladesh, mais ils ont été acquittés en 2017 lorsque le mandat d’écoute électronique de la GRC a été invalidé par un juge.


Pont Jacques-Cartier

L’automne dernier, SNC-Lavalin et deux de ses anciens cadres supérieurs ont été accusés d’avoir versé 2,2 millions à l’ancien PDG de la Société des ponts fédéraux pour obtenir un contrat de réfection du pont Jacques-Cartier en 2000. L’entreprise a été invitée à négocier une entente pour éviter un procès criminel, mais les anciens cadres Normand Morin et Kamal Francis attendent leur procès.

En savoir plus
  • 128 millions
    Valeur du contrat de réfection du pont Jacques-Cartier obtenu par SNC-Lavalin en octobre 2000
    source : Directeur des poursuites criminelles et pénales
    2,23 millions
    Montant du pot-de-vin qui aurait été versé au fonctionnaire Michel Fournier pour influencer le processus, selon l’enquête.
    source : Directeur des poursuites criminelles et pénales