Peu enclines à collaborer entre elles et encore moins avec leurs équivalents anglophones, les multiples franges conspirationnistes québécoises, bien présentes au blocus des camionneurs à Ottawa, ont uni leurs forces pour la première fois de façon aussi claire avec leurs équivalents du reste du Canada. Et pour ce faire, elles ont adopté une tactique d’organisation décentralisée élaborée par les Black Panthers dans les années 1960, affirme le chercheur Martin Geoffroy.

Le directeur du Centre de recherche et de formation sur les intégrismes religieux, les idéologies politiques et la radicalisation (CEFIR), affilié au cégep Édouard-Montpetit, publie cette semaine un rapport de recherche sur l’« ethnographie du complotisme » pendant la pandémie, financé par le ministère de la Sécurité publique.

Avec son équipe, M. Geoffroy a analysé 489 vidéos publiées par des influenceurs conspirationnistes québécois sur les réseaux sociaux, d’une durée totale d’environ 500 heures.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Martin Geoffroy, directeur du CEFIR

Il en ressort que les groupes complotistes adhèrent essentiellement à deux « matrices » : l’extrême droite et le spiritualisme religieux. Ces groupes « ont comme principale caractéristique commune le rejet de toute forme d’autorité institutionnelle qui exerce un pouvoir rationnel légal au profit d’autorités alternatives dont la crédibilité repose sur diverses formes de pouvoir charismatique », affirme le chercheur. Ils prétendent abondamment qu’ils représentent « le peuple », alors que la démocratie « ne serait qu’une illusion [et] les parlements ne seraient qu’un théâtre de marionnettes au service d’une élite mondialiste ».

Discours reformaté avec la pandémie

Dans le groupe associé à l’extrême droite, Martin Geoffroy inclut les groupes identitaires, comme les Farfadaas, qui participent au blocus dans les rues d’Ottawa. Ces groupes sont nés de l’opposition à l’immigration, mais ont reformaté leur discours avec la pandémie. Leur objectif n’est pas d’influencer les décideurs publics, mais plutôt de « transformer la façon dont les citoyens eux-mêmes perçoivent le monde », note le rapport de recherche du CEFIR.

D’autres leaders de la mouvance d’extrême droite relèvent plutôt des « citoyens souverains », qui cherchent des failles juridiques et constitutionnelles, souvent avec des argumentaires pseudojuridiques « à la limite de l’ésotérique », et en multipliant les requêtes volumineuses ou incompréhensibles devant les tribunaux.

M. Geoffroy se dit étonné de voir ces groupes nationalistes d’extrême droite québécois s’associer à des séparatistes de l’Ouest qui ont lancé le convoi de camions vers Ottawa.

« C’est la première fois où on les voit autant s’associer. Normalement, ces militants du Québec rencontrent très peu ceux du reste du Canada. Mais dans le cadre de leur combat contre les mesures sanitaires, se réunir, pour eux, c’est plus fort que tout. La pandémie a créé des ponts entre ces groupes auparavant hétéroclites », souligne-t-il.

Le chercheur avance que les groupes complotistes québécois ont adopté une structure typique des Black Panthers (un mouvement d’extrême gauche), que les sociologues appellent « réseau polycentrique décentralisé ». « Quand ils organisent quelque chose, ce n’est pas toujours le même chef. Ils fonctionnent en cellules et les leaders changent en fonction des situations. Ils peuvent se réunir rapidement et se désagréger tout aussi vite », explique M. Geoffroy. Ce mode d’organisation est en partie dû au fait qu’il y a un « manque de consensus sur les buts du mouvement et les moyens de les atteindre », mais offre aussi l’avantage de rendre « difficile d’exercer une surveillance ou une influence » sur ses membres et dirigeants.

« Bricolage de croyances »

Dans la mouvance spirituelle et religieuse, le chercheur inclut les groupes Nouvel Âge, l’intégrisme catholique et les fondamentalistes protestants.

Élaborée autour d’un « bricolage de croyances », la mouvance Nouvel Âge est souvent axée sur une conception inégalitaire des rapports sociaux, qui se rapproche dans certains cas de l’eugénisme, affirme Martin Geoffroy. « Ils croient que la COVID-19 est dangereuse uniquement pour un faible pourcentage de la société » et que le comportement alimentaire et les rituels des gens jouent un rôle prédominant. Certains des leaders les plus adulés ont par exemple un discours « grossophobe » par rapport à la COVID-19, arguant que les personnes obèses sont responsables du fait qu’elles courent un plus grand risque de complications.

La matrice d’extrême droite

Les citoyens souverains : Rejet virulent de toute autorité étatique. Le « contrat social » qui lie la population leur a été imposé de force, en manipulant le peuple à son insu.

La mouvance identitaire : Croyance qu’une minorité est en train de diluer l’identité de la population en imposant sa culture, au point de représenter un danger pour la préservation de la nation. Ces forces destructrices sont contrôlées par une élite politique et financière, de connivence avec l’« État profond ».

La mouvance survivaliste : L’effondrement de la société est imminent. Il conduira à des troubles civils et à une rupture de la loi et de l’ordre. L’humain est esclave d’un système dont il ne contrôle pas les leviers.

La matrice spirituelle et religieux

Le réseau du Nouvel Âge : La libération de l’être n’est possible que par la connaissance de soi et des lois cosmiques. Le savoir est « purement intuitif » et se base sur l’expérience personnelle et le vécu. Les adeptes s’approprient le langage scientifique en l’adaptant à leurs croyances.

L’intégrisme catholique : Le retour à la tradition et aux valeurs familiales, à travers un système social religieux qui peut organiser tous les aspects de la vie. Les gouvernements profitent de la COVID-19 pour accroître leurs pouvoirs.

Le fondamentalisme protestant : La conversion par une rupture avec un passé marqué par l’erreur permet d’atteindre la « Vérité ». Les mesures sanitaires de la « fausse pandémie » créent un climat de peur qui empêche d’atteindre cet état.

Source : Typologie des discours conspirationnistes au Québec pendant la pandémie, Martin Geoffroy, Frédéric Boily et Frédérick Nadeau, CEFIR