En poussant la porte du Beautys, je me suis immédiatement rendu compte que Larry Sckolnick et ses deux filles, Elana et Julie, avaient de la broue dans le toupet.

La cure de rajeunissement que les propriétaires de cette légendaire adresse montréalaise sont en train de donner à leur restaurant est un vaste projet. Et tout un défi. Comment redonner du lustre à un établissement fondé en 1942 sans qu’il perde son caractère ?

« On ne pouvait pas se permettre de décevoir nos clients, dit Elana. Ils tiennent à cet esprit plus que tout. »

Je vous rassure tout de suite. Le Beautys, situé à l’angle de l’avenue du Mont-Royal Ouest et de la rue Saint-Urbain, qui a la réputation d’offrir parmi les meilleurs brunchs à Montréal, conserve son style des années 1950. Mais il brille maintenant de tous ses feux.

Aux banquettes qui cerclent la salle à manger, on a ajouté un plus grand nombre de tables et de chaises amovibles. Le mur derrière le comptoir a retrouvé le revêtement en aluminium qu’il avait déjà eu il y a quelques décennies. Il y a aussi l’ajout de fenêtres qui donnent sur Mont-Royal. Le résultat offre quelque chose de plus lumineux, plus aéré.

Le bleu qui symbolise depuis toujours le Beautys continue d’être roi. Il côtoie formidablement bien le chrome étincelant. Il n’y a pas à dire. C’est réussi.

Cette transformation, on la doit aux designers Rachel Gilmore et Heidi Rowsell. « Elles ont très bien travaillé, mais celui qui a eu la vision, c’est mon père », ajoute Elana avec une fierté non dissimulée.

Quand la pandémie a commencé à frapper, en mars 2020, les Sckolnick ont rapidement mis la clé sous la porte. « Nous n’avions pas le choix, dit Elana. Le personnel était stressé. » Plusieurs clients fidèles se sont alors demandé si c’était la fin pour le Beautys.

Mais les Sckolnick ne sont pas du genre à se laisser abattre. « Il y a longtemps que nous voulions faire des travaux de rénovation, dit Larry. On s’est dit que c’était l’occasion ou jamais. »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

La façade du restaurant Beautys, entourée d’un chantier d’Hydro-Québec, lors des travaux, en mars dernier.

Le clan Sckolnick

Le Beautys, c’est d’abord l’histoire d’un clan familial tissé serré. Tout cela commence par un homme au parcours fascinant. Fils d’émigrants russes, Hymie Sckolnick devient orphelin alors qu’il n’a que 12 ans. Séparé de ses sœurs, il doit travailler dans les usines de textile du quartier où se trouve le Beautys. Ce secteur est alors le fief de la communauté juive de Montréal.

Nous sommes au début des années 1940. Hymie a l’habitude d’aller dans un casse-croûte qui occupe la moitié de la superficie actuelle du Beautys. Un jour, il apporte des victuailles aux employés d’une manufacture. Son regard croise celui de la belle Freda. C’est le coup de foudre. Elle deviendra sa femme jusqu’à ce que la mort ose les séparer.

Le couple fait l’acquisition du casse-croûte en 1942 moyennant 500 $. Les deux se mettent à vendre des hot-dogs aux travailleurs. Le menu se diversifie.

Ma mère avait la réputation d’être extrêmement rapide. Dans ce temps-là, les travailleurs n’avaient pas de temps à perdre le midi. Ils savaient que Freda préparerait leur repas à la vitesse de l’éclair. Elle était comme une pieuvre.

Larry Sckolnick

En 1966, Larry se joint à ses parents. C’est vers cette époque que le Beautys entre dans la légende. « Dans les années 1970, les jeunes consommaient toutes sortes de choses qui leur donnaient beaucoup d’appétit, dit Larry en riant. Ils venaient ici se rassasier. »

Il y a quelques années Elana et Julie ont décidé de mettre la main à la pâte. « Je suis venue travailler ici, car je pensais que mon grand-père allait quitter l’endroit, dit Elana. Mais il a continué à travailler pendant une douzaine d’années. »

PHOTO MARTIN TREMBLAY, LA PRESSE

La famille Sckolnick : Elana, Larry et Julie

Hymie est décédé en 2017 à l’âge vénérable de 96 ans. Jusqu’à la fin, il a travaillé dans son restaurant.

Ce très fort esprit de famille, la clientèle du Beautys le ressent. « C’est l’une des raisons qui expliquent notre succès, dit Larry. Les clients retrouvent le confort dans tout, dans la nourriture, mais aussi dans l’ambiance. »

Une forte concurrence

Avec le Moishes et le Wilensky’s, le Beautys fait partie des restaurants mythiques de Montréal. On vient de partout pour y déguster ses burgers et ses petits-déjeuners. La clientèle est variée. « C’est ça qui est formidable, dit Elana. Il y a un incroyable mélange. Les Montréalais nous aiment et nous aimons les Montréalais. »

L’industrie du petit-déjeuner a pris une ampleur considérable ces dernières années. Plusieurs chaînes (Eggspectation, Chez Cora, Allô mon coco, Tutti Frutti) ont envahi le marché. Cela n’inquiète nullement la famille Sckolnick.

« On continue de miser sur la qualité », dit Elana qui me confie qu’elle voit à l’occasion Cora Tsouflidou, la propriétaire de la célèbre chaîne, venir déguster un petit-déjeuner chez Beautys. La femme d’affaires tente-t-elle de percer le mystère de Beautys ? « Je ne sais pas, mais on prend cela comme un compliment. »

Les propriétaires du Beautys ont hâte de retrouver leur personnel pour une réouverture prévue le 25 juin. Ils doivent tout de même embaucher de nouveaux employés. Cela les inquiète un peu, car trouver de la main-d’œuvre fiable et qualifiée par les temps qui courent n’est pas une mince affaire.

Pendant l’entrevue, j’ai bien remarqué la présence de deux adolescents qui traînassaient sur les banquettes. Il s’agit de Lewis et Ruby, les enfants d’Elana. Je leur ai demandé s’ils avaient l’intention de venir travailler un jour dans le restaurant de leur arrière-grand-père.

À voir leur sourire, j’en ai déduit que le Beautys avait de beaux jours devant lui.