Chaque année, à l’approche des vacances d’été, j’ai beau faire une liste des choses à ne pas oublier avant d’aller à la campagne, il m’arrive encore d’oublier mon maillot de bain. Pourquoi ? Parce que je consacre plus de temps à établir ma liste de lectures et à remplir une valise de livres qu’à penser pratique, ce qui est devenu une blague dans mon entourage.

Cela relève plus de la névrose ou de la dépendance que du penchant intellectuel, croyez-moi.

J’ai des souvenirs traumatisants de vacances où j’avais épuisé ce qu’il y avait à lire trois jours après mon arrivée. Ma pire expérience de sevrage de lecture est mon deuxième et dernier voyage dans un tout-inclus à Cuba il y a 15 ans, que j’ai trouvé interminable. Cette idée de prendre deux semaines aussi dans un resort. J’avais non seulement fait le tour du propriétaire après quelques jours, j’avais aussi lu tous mes livres. Que faire d’autre quand on passe ses journées à la plage ? Je ne sais trop si c’est relié, mais j’ai alors souffert d’une constipation extrême, ce qui est curieux dans un pays où on attrape plus la tourista.

Mon programme estival est constitué de livres que je devrais avoir lus, que je n’ai pas eu le temps de lire, que j’ai furieusement envie de lire ou que je dois absolument relire.

Le privilège d’être journaliste augmente le programme avec des titres qui ne sortiront qu’à la rentrée d’automne. J’ajoute dans le lot des « au cas où ». Car si tout à coup j’avais envie d’un bon roman d’horreur ou de science-fiction ? D’une bédé ? D’un essai géopolitique ? Je ne prends pas de risque ; allez hop, dans la valise. J’ai fini par apprendre qu’une bonne liste de lectures doit contenir du nutritif et du givré, comme les Mini-Wheats.

Dans cette valise toujours trop lourde, je laisse un peu de place pour les livres de l’amoureux qui, je l’espère secrètement, seront complémentaires aux miens. Pendant quelques étés, alors dans son trip maoïste, il a bouffé de l’espace avec des écrivains chinois du Ve siècle avant Jésus-Christ, et des auteurs ésotériques obscurs du XIXe siècle, versés dans le spiritisme et la pneumatologie, ce qui m’a bien sûr exaspérée.

Dans les dernières années, je passais les vacances estivales avec mon chum et ma regrettée belle-mère Djo, disparue au début de la pandémie en 2020. C’est le deuxième été que nous vivrons sans elle. Djo adorait notre valise de livres, qu’elle voyait comme une mini-librairie qui débarquait au chalet. Parce que j’ai une sorte de système. J’étale les livres sur le bureau de la pièce centrale pour qu’ils soient à la portée de tous, et Djo puisait dedans.

De mon côté, je suis tellement goinfre que même quand j’apporte une bibliothèque, je lorgne celle des autres. Je pars avec Proust, je finis avec le vieux Sartre en livre de poche qui prenait la poussière sur une tablette au sous-sol.

Ainsi, Djo, qui était depuis un bout de temps dans une passion de livres sur les arbres, les plantes, les champignons et les oiseaux, m’a fait tomber dans sa lubie, en laissant traîner La vie secrète des arbres de Peter Wohlleben ou Le champignon de la fin du monde d’Anna Tsing. On adorait aussi lire des livres de recettes et s’en jaser pour créer des menus, pendant que son fils finissait ses livres chinois.

Bref, on se contaminait dans nos champs d’intérêt. Par exemple, si mon chum a fini par lire des livres féministes, c’est parce que je les laissais bien en vue sur la table, tout en lançant quelques petites pointes sur son manque de curiosité de gars-blanc-privilégié-hétéronormatif.

Je nous vois tous les trois en train de balancer des bouquins partout dans la maison en disant : J’AI FINI. À ces cadavres de papier, on ajoutait ceux des bouteilles de vin, qui servaient le soir à discuter… de ce qu’on avait lu le jour même. Dans ce régime, nous étions parfois de mauvais hôtes pour la visite, particulièrement celle qui a besoin d’être divertie comme dans un Club Med, pendant qu’on brûle de finir le super bon livre dans lequel on était plongé. Les gens qui ne lisent pas sont parfois épuisants, et si nous nous entendions si bien tous les trois, c’est notamment parce que nous étions trois lecteurs en harmonie, respectueux des silences concentrés des autres.

Qu’est-ce que ce sera cette année ? J’ai l’intention de poursuivre mon exploration de l’œuvre de l’écrivain roumain Mircea Cartarescu, considéré pratiquement comme le nouveau Kafka. Son roman Solénoïde a l’une des ouvertures romanesques les plus magistrales que j’ai lues depuis longtemps, et le narrateur ne fait que parler de ses problèmes de poux.

J’ai envie de relire Rabelais et Agrippa d’Aubigné, parce qu’on n’a jamais assez de temps pour lire les écrivains du XVIe siècle qui écrivaient en « langue françoise ». Je me réservais pour l’été La fille d’elle-même, de Gabrielle Boulianne-Tremblay, dont on dit tant de bien, La voleuse, de Daria Colonna, qui nous a donné le formidable recueil Ne faites pas honte à votre siècle, ainsi que l’ultime livre de Serge Bouchard, Du diesel dans les veines. Je vais continuer de m’instruire sur les virus avec l’essai Pandémie, de Sonia Shah, parce que je suis un peu maso. Je ne suis qu’au début de la liste. L’amoureux a le projet d’apporter tous les livres du cinéaste John Waters, notre maître à penser, ce qui fera moins de chicane pour l’espace restant dans la valise. Et à n’en pas douter, nous allons potasser les derniers livres de Djo laissés au chalet. Ne serait-ce que pour garder nos bonnes habitudes.

En souhaitant un bel été de lecture à tous, je vous suggère d’en apporter plus que moins. Au cas où. Faites-moi confiance, on ne le regrette jamais.