Avez-vous eu de la difficulté à lire notre dossier de dimanche dernier qui donnait la parole aux pédophiles ? Avez-vous été troublé par l’angle du reportage, par les témoignages, par les détails parfois durs à supporter ?

Moi, oui. Je l’avoue. Au point d’en avoir eu légèrement la nausée.

Je lis toujours les textes la veille, plus tôt lorsque c’est possible. Et celui-là m’a plongé dans un grand malaise. Les témoignages de ces bourreaux me sont restés dans la tête des heures après la lecture.

Mais il y a de ces nausées… nécessaires, disons.

Des nausées d’intérêt public, j’ose même dire.

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Si Gabrielle Duchaine et Caroline Touzin ont choisi de plonger « dans la tête des pédophiles », comme le voulait le titre du dossier, ce n’est pas par envie, mais par nécessité.

Imaginez : Gabrielle a arpenté les couloirs du palais de justice pour trouver des pédophiles prêts à témoigner. Elle s’est assise avec deux d’entre eux pendant deux longues heures chaque fois. Caroline a fait la même chose avec deux autres. Elle a aussi assisté à une séance de thérapie de groupe.

Si vous avez été choqués par ce que vous avez lu, imaginez ce qu’elles ont vécu…

On ne devient certainement pas journaliste pour pouvoir tendre son micro à un pédophile qui vous raconte ce qu’il fait de ses vendredis soir dans son sous-sol.

Mais ces deux journalistes l’ont fait quand même. Pourquoi ? « Parce que notre job, c’est de soulever les pierres dans les coins les plus sombres, où ça grouille et c’est dégueulasse, répond Gabrielle. Pour que quelqu’un vienne nettoyer. »

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Derrière cette publication, il y a donc eu des mois de préparation, mais aussi des mois de réflexion.

« L’autre épidémie » – le titre donné à cette enquête – est un travail de fond, patient et méticuleux, qui a confronté nos journalistes à une réalité souvent insoutenable, mais dont il importait de décrire l’horreur publiquement pour faire bouger les choses au nom des victimes de cette machine à broyer les enfants qu’est la pornographie juvénile.

D’autant plus que leur travail de recherche, qui s’est étiré sur plus d’un an et demi, leur a fait comprendre que le nombre de cas d’exploitation sexuelle de mineurs avait atteint un sommet inégalé… en raison du confinement.

Elles ont donc retrouvé des victimes. Elles ont lu des centaines de pages de jugements. Elles ont obtenu des chiffres inédits. Elles sont allées au Centre canadien de protection de l’enfance à Winnipeg. Elles ont assisté à des procès.

Et elles ont convaincu des prédateurs de se confier à elles, un volet qu’elles ont conservé pour la fin de leur série de huit grands dossiers. Car c’est en leur parlant, en tentant de comprendre ce qui se passe dans leur tête, en cernant leur modus operandi, qu’il sera possible de réduire le nombre de victimes.

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Fallait-il donc publier ? La réponse est facile, oui.

Comme ça aurait été le cas pour d’autres enjeux difficiles, mais nécessaires, les reportages en zones de guerre, les massacres, les mauvais traitements envers les enfants, etc.

Mais fallait-il publier les détails plus sordides, comme le « désir » de cet homme enclenché par l’agression sexuelle d’un garçon ? Comme le « bruit des chaînes qui s’entrechoquent » pendant qu’un enfant de 10 ans est attaché et violé ?

La réponse est moins évidente. Mais nous avons répondu par l’affirmative, car l’objectif, c’est de déranger, en quelque sorte.

Pas « déranger » simplement pour déranger, mais pour susciter une prise de conscience collective par rapport à un phénomène qui peut toucher tout enfant ayant accès à une connexion internet.

« Déranger » pour ouvrir les yeux des décideurs aussi, face à un problème accentué par un manque de ressources et des listes d’attente interminables pour que les pédophiles aient accès à une thérapie.

Il y avait donc là, à nos yeux, un apport d’information plus grand et important que le caractère choquant de son contenu.

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Aurait-on pu au moins ajouter un trigger warning, un avertissement, en bon français, comme nous l’a écrit une lectrice, Marie-Hélène Larose-Truchon ? Elle a salué la publication de l’enquête, mais elle aurait aimé qu’on signale mieux son contenu choquant.

La suggestion est bonne et légitime. Mais voici pourquoi nous ne l’avons pas fait, et n’envisageons pas de le faire pour les textes que nous publions.

Nous le faisons pour les images choquantes, photos et vidéos. Nous les faisons en effet précéder de la formulation suivante : « Avertissement : cette photo peut être choquante. Nous préférons vous en avertir. »

Après tout, on peut « tomber » sans le vouloir sur une image de cadavres dans une zone de guerre en parcourant une galerie photo, par exemple. Ou en voyant défiler une vidéo. Voilà pourquoi nous avons cet avertissement à La Presse.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Exemple d’avertissement pour les photos choquantes à La Presse

Mais l’ajouter pour les textes ? La nécessité est moins évidente.

Avant de « tomber » sur une phrase crue, vous avez déjà des avertissements, en quelque sorte : le surtitre, le titre, le chapeau, etc.

Prenez le texte de dimanche dernier. Il était précédé d’un préambule portant sur « les enfants exploités sexuellement sur l’internet ». Puis il était titré de manière explicite : « Dans la tête des pédophiles ». Et enfin, le chapeau présentait ces « criminels les plus honnis de la société. Détestés, même derrière les barreaux », qui « ont accepté de se confier à La Presse ».

L’avertissement – le trigger warning –, il est là. On peut ainsi balayer l’écran si on ne veut pas lire ce qui s’annonce comme un reportage troublant.

L’important n’est pas que tout le monde le consulte, de toute façon, mais bien qu’on cesse collectivement de regarder ailleurs.

Écrivez à François Cardinal