Il y aura un an mardi que George Floyd a été froidement assassiné par un policier à Minneapolis. Cette tragédie, filmée puis vue aux quatre coins du monde, a eu des échos jusqu’ici. Dans la foulée, les tensions entre citoyens et policiers semblent s’être accrues dans certains quartiers. Discussion avec trois jeunes du quartier Saint-Michel, à Montréal.

« Avant, les policiers s’impliquaient beaucoup dans les activités, ils organisaient des matchs de basket, ils visitaient les écoles et beaucoup de jeunes les trouvaient cool, surtout grâce à des gars comme Evens Guercy, le policier qui a ouvert un club de boxe. Mais là, quand les jeunes voient un policier, c’est : “Attention, bro !” et ils sortent leurs téléphones pour tout filmer. »

Raphaël Michel constate que dans Saint-Michel, l’assassinat de George Floyd a beaucoup nui aux liens que les policiers avaient mis des années à tisser avec la communauté.

Les jeunes sont méfiants. Ils se disent plus que jamais qu’ils doivent régler leurs problèmes eux-mêmes. Si tu vois une bagarre et que tu appelles la police, tu seras considéré comme un snitch [mouchard], même si la personne est en danger ou que tu l’es toi-même.

Raphaël Michel

Récemment, la journaliste Mayssa Ferah a d’ailleurs discuté avec trois jeunes agents du Service de police de la Ville de Montréal des liens fragiles, et parfois rompus, entre la police et certaines communautés à Montréal.

Lisez l’article de Mayssa Ferah

Dans un reportage de Radio-Canada diffusé au début de mai, des policiers ont aussi raconté qu’ils hésitent maintenant à faire certaines interventions, de peur d’être filmés et de devenir bien malgré eux des vedettes des réseaux sociaux.

Pas surprenant, à entendre Raphaël Michel. « Partout dans le quartier, on voit des graffitis “ACAB” (All Cops Are Bastards, tous les policiers sont des bâtards), une formule qui circule aussi à fond dans les réseaux sociaux. C’est sûr que les policiers n’ont plus trop le goût de faire des activités sportives avec des jeunes qui disent : “Fuck la police.” »

S’il a lui-même longtemps rêvé devenir policier, Raphaël Michel vient plutôt de terminer sa formation d’ambulancier.

Tu te dis : “Si je deviens policier, est-ce que je vais me faire haïr par tout le monde ?”

Raphaël Michel

Et cela, bien qu’il constate que le quartier aurait justement besoin de policiers sensibles à la réalité de ces jeunes.

Ce qu’il faut, à son avis, c’est que les agents portent eux-mêmes des caméras et que leurs interventions soient filmées. « Cela protégerait aussi bien les citoyens que les policiers. »

Ni Bagdad ni Chicago

Mais attention, insiste-t-il, le quartier Saint-Michel n’est pas pour autant « le quartier trash qu’il était dans les années 1990, dans le temps des gangs de rue. Il y a beaucoup moins de violence que dans ce temps-là. Des gens d’un peu partout à Montréal fréquentent le parc Frédéric-Back. Ma patronne, à Urgences-santé, vient même d’emménager dans le quartier. Ça ne se serait jamais vu il y a quelques années. »

« Ce n’est pas Bagdad, ici ! Ce n’est pas non plus Chicago et les balles perdues ! », nous ont d’ailleurs dit un groupe de jeunes rencontrés dans un parc qui ont accepté de bavarder, mais pas d’être nommés dans le journal.

Eux-mêmes sentent que les policiers ont très peur d’être filmés « et que ça les rend agressifs. Il y a une tension. On sent que les choses peuvent vite déraper ».

Selon ces jeunes dans la vingtaine, ceux qui sortent de l’adolescence seraient plus prompts à revendiquer leurs droits et à s’opposer s’ils sont interpellés sans raison valable, alors qu’eux-mêmes ont davantage tendance à se justifier et à se mettre sur la défensive pour éviter les embêtements.

Walther Guillaume, âgé de 24 ans, le constate aussi. Les gens de son âge, dit-il, fuient les policiers ou se contentent de nier avoir fait quelque chose de répréhensible. « Dans les manifestations au centre-ville, les plus jeunes, eux, sont davantage dans la provocation et la revendication. »

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Walther Guillaume

Étudiant en génie industriel, Walther Guillaume relève qu’il lui est rarement arrivé de subir des attaques racistes frontales et qu’à son avis, ceux qui ont de mauvaises fréquentations et qui traînent dans les parcs sont plus à risque. Mais lui-même n’est pas à l’abri et il le sait pertinemment. « Un soir, avec des amis, on rentrait à la maison après être allés voir les feux d’artifice [au parc Jean-Drapeau]. On a été interpellés sans raison. On a dû montrer des photos de feux d’artifice dans nos téléphones pour prouver nos dires. Les policiers ont prétendu avoir reçu un appel, ils nous ont dit que la description des gens qu’ils recherchaient correspondait à nous. »

Les policiers qui viennent travailler dans le quartier n’ont pas grandi ici et ils ne savent pas comment interagir avec les gens du coin.

Walther Guillaume

Youveline Gervil, qui a immigré en 2012 des îles Turques-et-Caïques, le dit tout de go : elle n’aime pas la police et ce n’est qu’en dernier recours qu’elle irait leur demander de l’aide, pour dénoncer une agression, par exemple.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Youveline Gervil

Les policiers peuvent peut-être me protéger dans certaines circonstances, tout autant qu’ils peuvent être un danger pour moi.

Youveline Gervil

« Et je ne dis pas ça seulement en tant que femme noire. Je le dis aussi en raison de la façon dont je les vois agir avec les personnes itinérantes, quand je me retrouve dans les environs du métro Berri-UQAM. »

Miser sur les organismes communautaires

Elle se dit donc de la mouvance de ceux qui réclament qu’on finance moins la police. Cela ne signifie pas, précise-t-elle, que les policiers n’ont pas un rôle à jouer. Ils en ont un, mais quand il s’agit de crise sociale ou de santé mentale, l’aide devrait venir des travailleurs sociaux et des organismes communautaires. L’argent économisé dans les forces de l’ordre devrait être dirigé vers les organismes communautaires.

De fait, les personnes interviewées ont toutes parlé en bien du Forum Jeunesse Saint-Michel, du Centre Lasallien ou de la Maison d’Haïti. Ce respect des organismes communautaires, très appréciés dans le quartier, a d’ailleurs été souligné à grands traits à la commission sur les droits des enfants et la protection de la jeunesse, présidée par Régine Laurent.

Ce qui est aussi spontanément venu dans les discussions avec les jeunes – autant que la mort de George Floyd, pourtant le point de départ de toutes les discussions –, c’est le refus du gouvernement Legault de dire qu’il y a du racisme systémique au Québec. « Le Québec est dans le déni », dénonce Youveline Gervil.

Elle a certes aimé que Justin Trudeau s’agenouille en hommage à George Floyd aux côtés de manifestants, l’an dernier, mais pour Youveline Gervil, qui veut étudier en droit et en développement international, il faut maintenant pousser plus loin que les seuls symboles. « Je vois mon père se faire insulter. Ça fait mal. Et ça fait des centaines d’années que c’est comme cela. On est en 2021 et je me le demande : le jour viendra-t-il où les personnes noires n’auront plus à vivre cela ? »