Ce bébé, ils en rêvaient depuis des années.

Ils avaient tout prévu pour l’accueillir le mieux possible. Mais ils n’avaient pas prévu qu’on le leur enlèverait dès la naissance et qu’ils devraient se battre pour le retrouver.

C’est l’histoire de Julie et Martin. Les prénoms sont fictifs. L’histoire cauchemardesque ne l’est pas. La loi interdit de dévoiler leur nom pour préserver l’identité de l’enfant, qui a fait l’objet d’un signalement de l’hôpital à la Direction de la protection de la jeunesse (DPJ). Une « alerte bébé » injuste, semblable à celles que dénonçaient récemment des mères autochtones. Sauf que dans ce cas, ce sont des parents vivant avec des handicaps physiques qui la dénoncent, en soulignant qu’il ne s’agit pas d’un cas isolé, comme en témoigne un mémoire déposé à la commission Laurent.

« Je me suis sentie dévastée. J’ai trouvé ça injuste et discriminatoire », dit la mère en évoquant ce moment où elle a su que son nouveau-né serait envoyé dans une famille d’accueil durant une semaine.

« Ç’a été très dur. J’ai pleuré toute la semaine. Et je me suis tout de suite mise en mode attaque pour que mon bébé revienne. »

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Si devenir parent est un apprentissage pour tous, Julie et Martin savaient que, dans leur cas, ce nouveau rôle s’accompagnerait de défis particuliers.

Julie, qui est atteinte de paralysie cérébrale et de sclérose en plaques, se déplace en fauteuil roulant à l’extérieur de chez elle. Martin souffre d’épilepsie et a des problèmes d’audition. C’est la raison pour laquelle ils avaient pris soin, avant la naissance de leur bébé, d’aller chercher de l’aide.

« Dans notre plan de naissance, on avait pris l’initiative d’appeler des groupes d’entraide maternelle, de préparer le dossier, de faire appel au programme Parents Plus [pour les parents vivant avec une déficience physique], d’être suivis par le programme SIPPE [Services intégrés en périnatalité et pour la petite enfance]… On avait préparé notre boucle de sécurité en amont », explique Martin.

Ils avaient aussi prévu d’avoir de l’aide à la maison, après l’accouchement. « Ma mère devait venir chez nous pendant un mois », dit Julie.

Ils avaient par ailleurs demandé que l’intervenante qui leur offrait du soutien à domicile puisse leur donner un coup de main à l’hôpital, ce qui leur a été refusé en raison des mesures relatives à la COVID-19.

Mais voilà, même si les parents ont été prévoyants, le séjour à l’hôpital s’est très mal passé. Le contexte de la pandémie n’a pas aidé. Martin n’avait pas ses appareils auditifs à l’hôpital. Avec les masques, les visières, la distanciation, la fatigue, la communication avec le personnel de l’hôpital était pour le moins compliquée.

Le jour où les parents devaient rentrer à la maison avec leur bébé, ils ont appris que ça ne se passerait pas du tout comme ils en avaient rêvé.

On m’a dit que l’équipe médicale avait pris la décision de faire un signalement à la DPJ. Ils ont pris mon bébé pendant sept jours. Ils l’ont envoyé dans une famille d’accueil le temps de passer à la cour d’urgence.

Julie

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Le 3 décembre, Journée internationale des personnes handicapées, la DPJ a retenu le signalement invoquant un « risque sérieux de négligence ».

« Le risque de négligence, c’est clairement à cause de nos handicaps », croit le père. À cause de leurs limitations physiques bien réelles. Mais aussi à cause de fausses informations fondées sur des préjugés. « Une information a circulé indiquant que ma conjointe avait une déficience intellectuelle, ce qui est faux. »

Même si c’est faux, cette information est reprise comme un diagnostic avéré dans les différents rapports qui ont suivi le signalement.

Comme bien des gens vivant avec la paralysie cérébrale, Julie a l’habitude que l’on confonde son handicap, qui rend son élocution difficile, avec une déficience intellectuelle. Mais cette fois-ci, la confusion s’est accompagnée de conséquences particulièrement tragiques.

Les parents ont remué ciel et terre pour que leur enfant puisse revenir à la maison le plus vite possible. Ils ont recueilli des lettres d’appui de soignants et d’intervenants qui les ont suivis avant la naissance et qui pouvaient témoigner du fait que l’on n’était visiblement pas en présence de parents négligents, bien au contraire.

Ils ont réussi à convaincre le juge de leur rendre leur enfant après une semaine. La garde provisoire a été confiée à la mère de Julie, alors qu’il était déjà prévu dans le plan de naissance qu’elle s’installe chez les nouveaux parents pour le premier mois. Cela n’avait pas été fait d’emblée, car le personnel de l’hôpital avait jugé que la mère, qui savait à quel point sa fille s’est battue toute sa vie pour son autonomie, sous-estimait son handicap.

Depuis, la famille réunie se porte bien, mais demeure inquiète et le restera tant que le dossier de la DPJ ne sera pas définitivement fermé.

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Isabelle Boisvert, doctorante en psychologie à l’UQAM et elle-même mère en situation de handicap, fait partie de ceux qui ont signé une lettre d’appui aux parents. Militante pour les droits des personnes handicapées, elle note que, trop souvent, le personnel hospitalier et la DPJ ne sont pas outillés correctement pour intervenir dans ces situations.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Isabelle Boisvert, doctorante en psychologie à l’UQAM et mère en situation de handicap

« Dans ce cas, ils se sont trompés entre l’incapacité parentale au moment de la naissance de l’enfant et l’incapacité parentale réelle. C’est une erreur qu’on fait souvent d’avoir une opinion sur nos capacités alors qu’on vient de subir une grosse césarienne, que l’on n’a pas tous nos médicaments, toutes nos adaptations et que l’on n’a pas non plus notre réseau pour nous aider à l’hôpital – dans ce cas-ci, à cause de la COVID. »

Les capacités parentales ne sont pas du tout les mêmes à l’hôpital et à la maison, particulièrement en temps de pandémie, souligne-t-elle. Et le fait d’avoir des besoins particuliers ne constitue pas en soi une incapacité parentale.

La DPJ ne devrait certainement pas être le premier recours dans de tels cas, surtout si les parents étaient déjà suivis. « Je suis d’accord avec la DPJ que l’on a tous le devoir social de veiller à la sécurité des enfants. Mais c’est à elle de le faire de façon bienveillante et de s’informer des outils permettant d’intervenir correctement auprès des parents en situation de handicap. Nous soutenir dans différentes formes d’aide au quotidien au lieu de tout de suite nous enlever l’enfant. »

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Rose-Marie Wakil, agente de défense des droits pour les parents en situation de handicap chez Ex aequo

Ce type de situation n’est malheureusement pas rare, déplore Rose-Marie Wakil, agente de défense des droits pour les parents en situation de handicap chez Ex aequo. Son organisme a d’ailleurs déposé un mémoire à la commission Laurent déplorant l’absence de protocole d’intervention dans ces cas précis et le manque de ressources pour les parents.

« Ce qu’on entend de la commission Laurent, c’est qu’il faut éviter la surintervention de la DPJ. Il faut plutôt faire de la prévention en amont. Lorsqu’il y a un signalement dans de tels cas, on remarque que les défis et les enjeux sont méconnus des intervenants de la DPJ. Je peux comprendre qu’il faut éviter toute forme de négligence, tout ce qui peut atteindre à la sécurité de l’enfant. C’est important. Mais s’il n’y a pas assez de services pour aider ces parents, est-ce de la négligence ou plutôt un manque de ressources en amont ? »

La DPJ « très ouverte » à s’améliorer

Sans commenter ce cas précis, la Direction de la protection de la jeunesse confirme qu’il n’existe pas de protocole précis pour intervenir auprès des parents en situation de handicap. « On serait très ouvert, si besoin est, à établir un protocole et des liens de collaboration. Si ça peut aider les parents, absolument », dit Jocelyne Boudreault, porte-parole du CIUSSS du Centre-Sud-de-l’Île-de-Montréal.

Le processus de signalement à la DPJ est « très rigoureux » et encadré par la Loi sur la protection de la jeunesse, rappelle-t-on. Si le signalement est retenu et que l’on évalue que la sécurité ou le développement de l’enfant sont compromis, des services liés aux besoins de l’enfant et de ses parents sont mis en place. « Nous souhaitons mobiliser les parents le plus rapidement possible afin qu’ils arrivent à exercer leur rôle. Lorsque nous fermons le dossier DPJ, les parents seront aptes à s’occuper adéquatement de leur enfant et au besoin, nous ferons une référence à des services de la communauté.

« On comprend très bien que l’intervention de la DPJ dans une famille puisse provoquer une onde de choc, mais nous intervenons avec beaucoup d’empathie, de respect et d’ouverture parce que nous souhaitons que les parents collaborent avec nous. »