(Québec) Au beau milieu de son vol de données samedi soir, le pirate informatique qui a accédé à la Place 0-5 a transmis de façon anonyme les renseignements personnels de milliers de parents et d’enfants à Myriam Lapointe-Gagnon, instigatrice d’un mouvement qui dénonce le manque de places en garderie. La mère militante a alerté les policiers qui, selon ses dires, l’ont « zéro prise au sérieux » et l’ont traitée « comme une femme conne ».

C’est Mme Lapointe-Gagnon, porte-parole de Ma place au travail, qui a contacté La Presse au sujet de cette fuite et qui lui a transmis lundi la totalité des documents reçus afin de mener une enquête journalistique.

Après avoir demandé de protéger son identité, la mère de Cacouna a décidé de témoigner à visage découvert mercredi, afin de condamner le vol de données et de marteler que l’identité du pirate lui est inconnue. Elle a téléphoné à la Sûreté du Québec (SQ), qui l’avait ignorée dimanche et lundi, et a rencontré deux enquêteurs, à titre de témoin, pour leur raconter l’histoire.

Je ne suis pas contente d’avoir reçu cette information-là. J’aurais bien mieux aimé qu’il envoie ça direct à un journaliste. Ça me met dans l’eau chaude. Je ne cautionne d’aucune façon ce genre de geste qui met en danger les informations des parents et des enfants.

Myriam Lapointe-Gagnon, porte-parole de Ma place au travail

Comme La Presse l’a révélé mardi, le pirate est parvenu à avoir accès à des données hébergées par InMedia, fournisseur technologique de la Coopérative Enfance Famille, qui gère la Place 0-5.

L’individu a créé un accès administrateur à 19 h 32 samedi. Il a consulté des données du guichet unique pendant presque trois heures. Il a recherché un dossier au nom de Mathieu Lacombe et l’a supprimé à 20 h 42 – de même que le dossier d’un homonyme.

Le pirate a téléchargé une liste des dossiers de 5000 parents et de leurs enfants. Il a tenté d’en obtenir davantage, mais un mécanisme de sécurité l’en a empêché. Il a également fait au moins une capture d’écran.

Or, à 21 h 25, une heure avant de quitter la plateforme web, le pirate a envoyé un courriel à Myriam Lapointe-Gagnon, à partir d’une adresse électronique anonyme créée avec le service ProntonMail.

L’individu a écrit :

« Bonjour Myriam,

« Je ne veux pas dévoiler mon identité donc j’utilise ce courriel. J’ai accès à l’administration de La Place 0-5, je peux te dire qu’il n’y a pas 51 000 enfants en attente comme le dit La Presse, mais plutôt 86 948 PARENTS dont AU MOINS 1 enfant est en attente (cela ne compte pas les enfants pré-inscrits avant la naissance), voir la capture d’écran ci-jointe. Ajoute à cela les parents qui ne s’inscrivent tout simplement pas sur La Place 0-5 compte tenu de son inefficacité totale, et nous sommes bien au-delà des 100 000 enfants en attente.

« Certains attendent depuis 2016.

« À toi de voir ce que tu fais avec ces infos, tout ce que je peux te dire c’est que 51 000 c’est vraiment loin de la réalité.

« Ci-joint 5000 parents dans la liste d’attente.

« Bien cordialement. »

En amont d’une manifestation

Myriam Lapointe-Gagnon a consulté le courriel vers 23 h 30. « Je me suis dit : c’est quoi ça ? » Elle a décidé de dormir là-dessus.

Ce courriel est tombé à un moment particulier, c’est-à-dire la veille d’une manifestation organisée par Ma place au travail devant le parlement de Québec.

PHOTO YAN DOUBLET, ARCHIVES LE SOLEIL

Sit-in devant le parlement de Québec lors de la manifestation de dimanche

Myriam Lapointe-Gagnon a manifesté comme prévu dimanche. En après-midi, en route pour revenir à son domicile de Cacouna, elle s’est demandé quoi faire avec le courriel. « J’en ai parlé avec Myriam Descarreaux, avec qui j’organise ce mouvement-là depuis le début. On a une équipe légale dans notre groupe, et j’ai dit qu’on a un lanceur d’alerte qui me contacte. On m’a dit d’appeler la SQ, et c’est ce que j’ai fait. »

Elle a d’abord pris contact avec La Presse pour exposer la situation. Puis, ne trouvant aucun numéro de téléphone pour parler à un enquêteur spécialisé en cybercriminalité, elle a composé le 911 à 15 h 12. On lui a répondu qu’il n’y avait « rien d’urgent » et qu’elle devrait appeler la Sûreté du Québec une fois à la maison.

La SQ sans réponse

À 21 h 30, elle a composé le *4141 pour joindre la SQ. « On m’a zéro prise au sérieux. » Son appel a abouti au poste de Baie-Comeau et a été transféré à Rimouski. On lui a dit qu’un agent lui téléphonerait. « L’agent a appelé et a dit : ‟Que voulez-vous qu’on fasse avec ça ? Ce n’est pas notre problème. Pourquoi vous nous appelez ?” Il m’a vraiment traitée comme si j’étais une femme conne. Ils ont zéro pris ça au sérieux. Il a dit : ‟C’est bon, je vais dire à la police de Rivière-du-Loup de vous rappeler demain.” »

Lundi, elle a reçu un appel d’un policier du poste de la SQ de Rivière-du-Loup. L’agent a pris en note son témoignage et l’a mis dans un dossier. « Mais il me dit : ‟Je ne peux rien faire, je ne peux pas ouvrir une enquête. Il faut que tu appelles au ministère de la Famille”. »

À la tête d’un groupe qui fait pression sur le gouvernement, elle a eu un « malaise » à se tourner vers le ministère. D’autant plus que « le lanceur d’alerte dit que les chiffres du ministère de la Famille ne sont pas les bons. Moi, je ne veux pas que ça meure dans l’œuf ».

Pour que le vol de données soit connu et que les chiffres de la liste d’attente soient dévoilés, elle a conclu que La Presse devait faire enquête. Elle lui a transmis lundi l’entièreté des documents subtilisés et a demandé de protéger son identité.

C’est ainsi que La Presse a révélé mardi que les renseignements personnels du ministre de la Famille, Mathieu Lacombe, et de milliers de parents et d’enfants inscrits à la Place 0-5 ont fait l’objet d’une fuite. La SQ et la Gendarmerie royale du Canada (GRC) ont ouvert une enquête criminelle sur ce vol de données, à la suite des questions posées par La Presse à la Coopérative Enfance Famille et au ministère de la Famille.

Le pirate, « on n’a aucune idée c’est qui » et « on ne sait toujours pas si d’autres personnes ont reçu les documents », a affirmé Myriam Lapointe-Gagnon. Elle n’a pas répondu au fameux courriel.

La SQ n’a pas voulu réagir aux propos de Myriam Lapointe-Gagnon au sujet de son inaction. Il y a « plusieurs démarches » à faire pour vérifier les informations, a-t-on expliqué en fin d’après-midi.

Depuis le début de cette histoire, le ministre Lacombe soupçonne que le pirate avait « un objectif politique ». « Je ne suis pas en train de dire que c’est l’opposition ou que c’est un opposant politique », a-t-il précisé lors d’un point de presse mercredi. Il croit que l’intention était de semer la « confusion » autour du nombre d’enfants en attente d’une place. Il est talonné depuis plusieurs jours par les partis de l’opposition à ce sujet. Le contenu du courriel leur donnera encore des munitions.