Toute cette enquête commence par la mort d’une enfant de 7 ans qui n’aurait jamais dû retourner vivre chez son père.

Alors, entre toutes les choses très importantes qui sont dites et expliquées dans le rapport remarquable de Régine Laurent, je retiens aujourd’hui une chose, qui revient au cœur du problème.

Cette chose, c’est le poids encore trop grand des liens du sang. C’est l’hésitation, la réticence à placer un enfant pour de bon dans une nouvelle famille — ou de le « retirer » à ceux qui l’ont fait arriver au monde.

En apparence, pourtant, tout dans la loi et dans le système est censé tourner autour de « l’intérêt de l’enfant », non ?

Oui… mais pas tant que ça.

En fait, et ce n’est pas une mince affirmation, dans son état actuel, la Loi sur la protection de la jeunesse (LPJ) « ne permet pas de garantir une famille pour la vie ».

Pourquoi ? Parce qu’il y a encore une sorte de tension artificielle entre la nécessité de maintenir les enfants dans leur milieu familial d’origine et l’obligation de leur assurer un milieu stable, sécuritaire et bienveillant.

La loi, pourtant modernisée, a conservé cette ambiguïté. Plusieurs juges ont une interprétation conservatrice, ou du moins, les décisions vont souvent dans des directions philosophiques opposées. La DPJ elle-même vit au milieu de ces contradictions.

C’est pourquoi les commissaires recommandent de clarifier encore la loi. Pour souligner au crayon plus gras encore que l’enfant a droit à une famille pour la vie.

La loi édicte que l’on doit « tendre à maintenir » la stabilité des liens. Ce n’est pas assez fort : il faudrait « assurer de maintenir » la stabilité des liens et la continuité des soins.

Ce que ça veut dire ? Que quand un bébé est placé dans une famille d’accueil, il ne faut pas attendre des années, en donnant 50 dernières chances aux parents biologiques.

Ça veut dire cesser de dépasser les délais, pourtant déjà inscrits dans la loi depuis 15 ans et systématiquement défoncés. Ça veut dire, une fois ce délai atteint (c’est tout de même 12 mois pour un bébé de moins de 2 ans), il faut décider de son projet de vie.

Ça veut dire aussi entendre l’enfant. Tenir compte de ce qu’il dit.

« Parfois, il apparaissait évident, dès la première fois où l’enfant était retiré de sa famille, que le risque était tellement élevé qu’il avait peu de chances d’y retourner », note la Commission, qui cite plusieurs témoins.

Et pourtant… malgré cette évidence, malgré l’incapacité claire des parents… on attend, on attend, on fait des allers-retours cruels.

Ce n’est pas ce qui s’appelle « l’intérêt de l’enfant ».

Ce n’est pas systématique, bien entendu. Il y aurait mille nuances à faire. Des parents bien accompagnés peuvent se reprendre en main. Des placements hâtifs ont lieu. Etc.

Mais c’est un peu la logique du « retour » qui a mené à la mort de cette petite fille à Granby.

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On en meurt rarement, heureusement. Mais dans ce système, le poids de la biologie cause souvent des dommages qui durent une vie.

Une jeune femme est arrivée devant Régine Laurent avec une sorte de rouleau de papier. C’était une ligne du temps qui racontait ses « placements » et « déplacements », d’une famille d’accueil à l’autre, avec trois tentatives de revenir dans sa famille biologique — toutes des échecs.

« J’ai fait 20 placements et déplacements, trois tentatives de retour à la maison. Il n’y a personne qui a vu ce portrait-là dans tout le déplacement que j’ai eu, parce qu’on s’intéressait seulement à mes comportements », a dit Jessica Côté-Guimond.

C’est un exemple parmi mille. Je n’essaie pas de dire qu’on réglera tous les problèmes en récrivant des bouts de la loi. Je dis par contre qu’on doit tout faire pour ne pas causer davantage de dommages en essayant d’équilibrer les droits des parents et ceux des enfants.

« Certaines personnes affirment que les juges qui interprètent la LPJ privilégient trop souvent le maintien de l’enfant dans sa famille biologique, même si ce n’est pas la meilleure option pour l’enfant », note la Commission. Clarifier la loi devient donc très important.

Un petit enfant enlevé de son foyer d’accueil et renvoyé à tort dans « sa » famille ne peut pas être renvoyé de foyer en foyer sans conséquences. « Ils perdent ainsi leur place dans la famille d’accueil d’origine et leur replacement dans une nouvelle famille d’accueil est souvent voué à l’échec. »

C’est pourquoi la loi « doit être modifiée afin de permettre que l’enfant puisse le plus tôt possible se projeter dans un avenir prévisible, empreint de stabilité et de permanence. Les déplacements à répétition rendent difficile, voire improbable, la création de liens de confiance essentiels à un développement affectif sain ».

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Dans le même ordre d’idées, le Québec réussit très peu d’adoptions : 211 seulement en 2019. Le retard dans les décisions qui fait en sorte de « perdre » des familles d’accueil et la lourdeur du processus sont montrés du doigt dans le rapport.

La Commission suggère qu’on allège le processus et qu’on ouvre une forme d’adoption avec lien de filiation, comme cela existe ailleurs ; cette « adoption simple » permet à l’enfant « de s’investir dans une nouvelle famille, sans avoir à nier ses origines ».

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Dernier élément que je souligne. Il paraît technique, mais il a des conséquences humaines majeures : le Québec n’a pas de « cour de la famille » unifiée, comme il en existe dans sept provinces.

Ce que ça fait ? Une séparation et une garde d’enfants sont décidées en Cour supérieure, et les placements sont décidés à la Chambre de la jeunesse de la Cour du Québec. Ça veut dire, pour ces cas très lourds bien souvent, faire entendre les témoins dans deux endroits, répéter la même preuve, obtenir des décisions qui ne concordent pas tout le temps. Ça veut dire des délais, des angoisses, et un processus inutilement compliqué, quand un seul juge pourrait gérer tous les aspects d’une situation familiale critique.

Il n’y a jamais de temps à perdre, mais quand on a six mois, chaque jour compte beaucoup plus…

Il n’y a pas non plus de temps à perdre pour passer à l’action politiquement.