Dans le cadre de la journée mondiale de la liberté de la presse, le 3 mai, La Presse vous propose une série d’articles qui se penche sur les embûches au droit du public à l’information et les solutions pour y remédier.

(Ottawa) Les mardis représentaient un rendez-vous incontournable pour tous les journalistes affectés à la couverture de la politique fédérale.

À midi tapant, c’était l’heure à laquelle Jean Chrétien sortait de la salle de réunion du cabinet, située au troisième étage de l’édifice du centre de la colline du Parlement, pour se rendre à son bureau situé à quelques mètres de là en compagnie de ses proches collaborateurs.

Quelques minutes plus tard, Jean Chrétien se présentait devant les scribes, agglutinés derrière un micro et une caméra de télévision partagée par l’ensemble des réseaux en raison de l’espace restreint. Les questions en rafale sur les dossiers de l’heure fusaient. Les visées du gouvernement souverainiste à Québec. La possibilité d’une guerre en Irak. La légalisation du mariage gai. Les débuts du scandale des commandites. Tout était abordé.

Le premier ministre répondait du tac au tac à toutes les questions. Les lignes de presse rédigées à l’avance par l’équipe des communications ? Jean Chrétien ne les utilisait pas. On ne sait même pas s’il en existait, d’ailleurs. Car cela ne cadrait pas avec son style de politicien bagarreur, prêt à en découdre avec n’importe qui, même un journaliste.

Après une vingtaine de minutes, il prenait congé de la faune journalistique. Il avait à son calendrier chargé un autre rendez-vous autrement important : le dîner avec Aline, son roc de Gibraltar, au 24, Sussex, la résidence officielle du premier ministre.

PHOTO FRED CHARTRAND, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Jean Chrétien dans les couloirs du parlement à Ottawa, suivi de son chef de cabinet Jean Pelletier, en 2000

Par la suite, ses principaux ministres sortaient aussi de la salle de réunion. Et ils se soumettaient volontiers au même exercice généralement sans se défiler. Ceux qui tentaient d’échapper aux bruyantes mêlées de presse se faisaient suivre par les caméras et les journalistes jusqu’à ce qu’ils s’engouffrent dans un ascenseur ou arrivent à leur voiture de fonction.

À bien des égards, ces années où Jean Chrétien affrontait ainsi la presse parlementaire sans broncher sont considérées comme la belle époque. D’autant que les ministères et les organismes fédéraux s’efforçaient aussi de remettre dans les délais prescrits les documents réclamés par les médias en vertu de la Loi sur l’accès à l’information. Depuis, l’accès au premier ministre et à ses ministres s’est amenuisé, surtout durant le règne des conservateurs de Stephen Harper.

Le tournant conservateur

Avant même son arrivée au pouvoir, Stephen Harper ne cachait pas son mépris pour les médias. Il était convaincu qu’ils étaient essentiellement au service des libéraux et que les conservateurs n’obtenaient pas un traitement juste et équitable.

Quelques mois après son arrivée au pouvoir, en 2006, les mêlées de presse impromptues après les réunions du cabinet ont été abolies. Les ministres de son gouvernement ne se présentaient devant les médias qu’après avoir obtenu le feu vert de son bureau. Le contrôle du message était devenu une véritable obsession.

Même s’il était en mesure de répondre avec aplomb à n’importe quelle question portant sur n’importe quel sujet, Stephen Harper détestait les conférences de presse. C’était à croire qu’il les considérait comme une perte de temps. À un moment donné durant son règne, il rencontrait la presse seulement durant les voyages officiels à l’étranger. Des voyages qui coûtaient entre 5000 $ et 10 000 $, selon la durée et la destination. Et des voyages que beaucoup de médias ne pouvaient se permettre.

PHOTO IVANOH DEMERS, ARCHIVES LA PRESSE

Stephen Harper en 2015

Cette attitude hostile était aussi perceptible lors de rassemblements du Parti conservateur. Durant les congrès nationaux du parti, les journalistes étaient confinés à des espaces restreints par des barrières qui les empêchaient de s’entretenir avec des ministres. Des barrières ont aussi fait leur apparition durant la campagne électorale de 2015 au cours de laquelle des partisans n’hésitaient pas à conspuer un journaliste ou une journaliste qui osait poser une question difficile.

Embellie passagère

En 2015, les libéraux de Justin Trudeau ont promis de respecter le travail de la presse après leur surprenante victoire. Leur début de règne a été prometteur. Les mêlées de presse avec les ministres ont été rétablies, mais principalement dans le foyer de la Chambre des communes. Les réponses aux demandes des médias ayant recours à la Loi sur l’accès à l’information étaient traitées rapidement durant les deux premières années. Rien de plus normal. Bon nombre de ces demandes portaient sur des documents qui touchaient l’ancien gouvernement conservateur…

Mais les choses se sont gâtées depuis. La réforme promise de cette fameuse loi, qui assure une reddition de comptes et permet aussi aux Canadiens de demander de l’information aux institutions fédérales, a été taillée en pièces comme étant incomplète et insuffisante, notamment par la commissaire à l’information du Canada.

Certaines institutions sont pires que d’autres. Un exemple : la GRC a récemment répondu à une demande de La Presse soumise il y a quatre ans. La demande visait à obtenir la liste des notes de breffage préparées par le commissaire de la GRC Bob Paulson qui ont été remises au ministre de la Sécurité publique Ralph Goodale entre le 20 janvier 2017 et le 6 mars 2017. « On est désolé pour le retard. Est-ce que vous voulez toujours les documents ? », a écrit le 1er avril l’analyste responsable de l’accès à l’information à la Gendarmerie royale du Canada. « C’est un poisson d’avril ou quoi ? », a laissé tomber un collègue du bureau incrédule. Bob Paulson est à la retraite depuis plus de trois ans, tandis que Ralph Goodale a été défait aux élections d’octobre 2019.

À l’évidence, le gouvernement Trudeau a pris de mauvais plis durant la pandémie. Dès le début de la crise, au printemps dernier, son gouvernement a tenté un coup de force en voulant s’accorder des pouvoirs de dépenser des centaines de millions de dollars sans obtenir l’aval du Parlement. Les hauts cris du Parti conservateur et du NPD l’ont forcé à faire marche arrière.

Le gouvernement Trudeau n’a pas déposé de budget l’an dernier en raison de la crise. Le premier budget en deux ans a été déposé récemment par la ministre des Finances, Chrystia Freeland.

PHOTO JUSTIN TANG, ARCHIVES LA PRESSE CANADIENNE

Le premier ministre Justin Trudeau et la ministre des Finances, Chrystia Freeland, lors du dépôt du budget fédéral, le 19 avril dernier

Quand le Parti conservateur lui a demandé des documents liés à la gestion de la pandémie, la ministre de la Santé, Patty Hajdu, a répondu qu’elle avait d’autres chats à fouetter et qu’aucun Canadien ne lui avait demandé d’attribuer davantage de ressources aux responsables qui traitent les demandes d’accès à l’information. Cette réponse lui a valu une réprimande de la part de la commissaire à l’information, Caroline Maynard, qui avait déjà « sonné l’alarme » en matière de transparence en temps de pandémie.

Certes, le premier ministre tient encore à ce jour des conférences de presse à intervalles réguliers pour faire le point sur la situation. Mais ses réponses souvent évasives ou s’appuyant sur les points à discuter de son bureau suscitent de plus en plus la frustration.

Contraints de couvrir la scène politique fédérale à distance depuis 15 mois, de nombreux membres de la tribune de la presse parlementaire s’inquiètent de voir le gouvernement Trudeau instaurer de nouvelles règles qui réduiraient l’accès aux décideurs une fois la pandémie terminée.

À la blague, Jean Chrétien a souvent évoqué la possibilité de faire un retour en politique fédérale un jour en citant l’exemple de William Gladstone, en Grande-Bretagne, redevenu premier ministre en 1892 à l’âge de 82 ans !

Les nostalgiques des mêlées de presse du mardi midi ne peuvent qu’en rêver.