Avez-vous emprunté la rue Duluth dernièrement ? Si vous êtes sujet aux haut-le-cœur, je vous conseille de prendre du Gravol juste avant. En voiture, en vélo ou à pied, cette artère, l’une des rares faites de pavés à Montréal, a pris la forme de montagnes russes.

Je ne sais pas si Luc Rabouin, maire du Plateau-Mont-Royal, l’emprunte souvent, mais il aurait intérêt à s’y aventurer pour aller voir de quoi a l’air cette rue historique. Je l’ai parcourue de Saint-Urbain à Saint-Hubert, et, entre deux cavités, je me suis demandé quel était aujourd’hui son ADN.

Berceau de la communauté juive au début du XXsiècle, puis des nouveaux arrivants du Portugal et des artisans, la rue Duluth est ensuite devenue le royaume des restaurants « apportez votre vin ».

Et aujourd’hui, quelle est sa véritable nature ? Est-elle encore en vie ou fait-elle semblant de l’être ?

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La rue Duluth, sur le Plateau Mont-Royal

Je réfléchissais à cela, au plan de piétonnisation prévu pour l’été à venir (qui bénéficie de l’expérience de l’an dernier), aux efforts de la Ville de Montréal pour aider les commerçants, et cette question m’est apparue : est-il possible de faire renaître une rue qui est à bout de souffle, qui est en fin de parcours, qui n’est plus… à la mode ?

Parce qu’il faut se le dire, les rues, comme pour une foule d’autres choses, doivent se soumettre aux diktats des fameuses « tendances » et des courants.

Il est extrêmement difficile, quand on est à la tête d’une ville, de redonner vie à une rue. On a beau l’embellir et y injecter beaucoup d’argent, comme on l’a fait avec la rue Prince-Arthur, au bout du compte, c’est le citoyen qui a le dernier mot.

Et le citoyen aime la nouveauté. Il aime surtout pouvoir contribuer au succès d’une rue ou d’un quartier. Il aime pouvoir décréter : ceci est la nouvelle rue à visiter !

Qui aurait dit, il y a quelques années, que les rues Wellington, Masson et Fleury allaient devenir hot ? Et qu’est-ce qui fait que les rues Saint-Denis et Bernard sont devenues moins intéressantes, moins courues ?

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La rue Masson, en septembre dernier

« Vous avez raison, tout cela est cyclique, m’a dit Christian Savard », président de Rues principales, une organisation qui travaille à assurer la vitalité des milieux urbains et ruraux du Québec. « Les rues ont leur âge d’or. Une fois que t’es passé de mode, c’est assez difficile de remonter. Particulièrement pour les rues qui se dotent d’un chapeau de destination, comme Prince-Arthur. Tu ne passais pas sur Prince-Arthur, tu t’y rendais. »

Ce spécialiste de l’urbanisme et du transport croit que le secret réside dans la mixité que l’on doit créer. C’est ce qui assure une durée de vie aux rues. Mais comment assurer cette mixité ? C’est là que les pouvoirs publics entrent en jeu.

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Christian Savard, président de Rues principales

« La France et la Belgique se tournent de plus en plus vers une approche où le secteur public fait l’acquisition d’immeubles commerciaux, dit Christian Savard. Cela permet de garder un certain équilibre et un contrôle de la mixité. Je sais qu’on commence à regarder cela ici. »

Un bon exemple de cette mixité souhaitée est le boulevard Saint-Laurent qui, malgré les embûches des dernières années, s’en sort plutôt bien. Quand on regarde cela, on se rend compte que c’est la portion « spécialisée » de cette artère, entre Sherbrooke et Prince-Arthur, où l’on retrouvait surtout des bars et des restaurants « branchés », qui en arrache le plus.

« La Grande Allée, à Québec, a souffert également de cette spécialisation, explique Christian Savard. Le jour où les millénariaux ont commencé à sortir dans de nouveaux quartiers de Québec, cette rue est tombée. »

J’étais heureux que Christian Savard évoque les jeunes, car je crois qu’ils ont un pouvoir énorme sur la vie des rues. C’est triste à dire, mais les rues ont droit à l’effervescence de 15 à 25 ans, soit environ le temps d’une génération.

Une rue qui est bien fréquentée est composée très majoritairement de commerces qui plaisent à la jeune génération. Pourquoi pensez-vous que le Village est moins populaire ? Parce que la plupart des bars qui sont dans ce secteur ne correspondent plus aux goûts et aux valeurs des jeunes LGBTQ+.

On marche dans les rues de Montréal en revisitant le passé de la ville. Le Red Light et les années 1940 et 1950, la rue Saint-Denis, au sud de Sherbrooke, qui a longtemps attiré les étudiants des années 1970 et 1980. Etc.

« Mais il y a aussi le niveau socio-économique, ajoute Christian Savard. On va se le dire, la rue Wellington, dans l’arrondissement de Verdun, renaît aujourd’hui parce qu’une catégorie de citoyens plus fortunés est venue s’installer dans ce quartier. C’est l’embourgeoisement du quartier qui a procuré une nouvelle vie à cette rue. »

On parle de plus en plus de proximité, de vie locale, de concept de « ville 15 minutes ». Et ce n’est pas pour rien. Le succès des rues est intimement lié à ce phénomène.

Les rues qui sont populaires en ce moment sont constituées de commerces qui répondent d’abord aux besoins des locaux. Wellington est tellement devenue une rue de proximité qu’elle est en train de devenir une rue de destination.

Christian Savard, président de Rues principales

On a parfois l’impression que la situation est pire à Montréal qu’ailleurs. C’est totalement faux. La plupart des grandes villes du monde sont préoccupées par ce problème. « Les Français vont injecter 5 milliards d’euros dans leur relance commerciale, dit Christian Savard. Les Anglais vont faire la même chose avec leurs high streets. Moi, je salue le travail de la Ville de Montréal. Abaisser les taxes des commerçants, ça ne procure pas beaucoup de votes, contrairement au secteur résidentiel. »

Je n’ai pas voulu quitter cet expert sans lui demander s’il n’y avait pas trop d’artères commerciales à Montréal. « Il y a assurément trop d’espaces commerciaux pour l’ensemble du territoire. Il y a des espaces périphériques qui se louent moins cher et qui viennent concurrencer les commerces centraux. »

Oui, il est possible de faire renaître une rue. Ce n’est pas facile, mais c’est faisable. Il faut l’aide des pouvoirs publics. Il faut l’implication des commerçants et des propriétaires. Il faut l’envie et l’influence du public.

Et comme les rues connaissent des cycles de vie, celles qui sont mortes ne doivent pas désespérer. Le jour où les citoyens auront le sentiment de les redécouvrir, elles pourront connaître un nouveau souffle.