Le marché immobilier à Montréal est complètement fou. Et c’est sur le point de rendre Élyse Gamache-Bélisle complètement folle.

Élyse habite Villeray. Elle y habite depuis 15 ans. Ses racines y sont profondes. « Ça fait 15 ans que je loue dans Villeray, dit-elle, j’achète local, je m’implique dans le quartier. Ma vie est ici. J’ai fait deux enfants, ici. Je marche avec eux jusqu’à l’école, le matin. Mes amis sont ici. Les amis de mes enfants sont ici… »

Non, Élyse n’est pas sur le point d’être « rénovincée ». Mais elle n’est pas folle non plus. Le feu qui s’est emparé du marché immobilier risque de la brûler, elle aussi.

Elle habite un cinq et demie, très bien tenu. Mais c’est petit, à trois. Ses enfants partagent une chambre, ça va, ils sont petits : ça ne pourra pas durer toujours. Déjà, le manque d’espace se fait sentir : « Je ne peux pas garder les jouets de mes enfants, en souvenir, disons. Pas de place. Je jette, je donne… Mon bureau, c’est le salon, qui est aussi la salle de jeu des enfants. »

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Élyse Gamache-Bélisle et ses deux enfants

Élyse, 38 ans, m’a écrit après que le duplex à côté de chez elle a été mis en vente. Un long message, mi-complainte, mi-cri du cœur. Il y a quelques années, elle aurait tenté de l’acheter. Mais le prix demandé est quelque chose comme une autre planète.

« Il est sur le marché à 1 250 000 $. Mais l’agent d’immeubles dit que ça va partir au-delà du prix demandé… »

Pas grave, Élyse en rêve. Comment l’acheter, comment s’assurer d’acquérir ce « bloc » et de sécuriser ses racines – et celles de ses enfants – dans Villeray ? « Je fais des plans, je me dis que je pourrais faire du Uber, la fin de semaine ? » Élyse a un bon emploi, en passant : chez Ubisoft. Elle échafaude des scénarios : « Prendre une deuxième job, une troisième ? »

Elle me raconte son désarroi avec un motton dans la gorge, devant l’école où elle vient de déposer ses enfants. C’est un super quartier, je connais le coin : j’y ai eu un condo de 2010 à 2015, tout près de l’école. Je comprends Élyse d’y être attachée.

Le plus fou, dans tout ça ? Élyse dispose d’une mise de fonds quand même respectable, pour acheter quelque chose : il y a longtemps, elle a racheté l’immeuble de ses grands-parents, dans son coin de pays, à Drummond. « Je pourrais probablement vendre et récolter un profit de 125 000 $… »

Ce ne sera pas assez pour acheter le duplex d’à côté. Oui, je lui ai posé la même question que vous vous posez : pourquoi elle n’achète pas autre chose ? Parce qu’elle n’a pas de fonds de retraite, qu’un duplex pourrait être un peu ça. « Mon père me dit : “Sacre ton camp de Montréal !”… Mais j’aime ça, ici. C’est chez moi. »

Acheter autre chose ? Viens, je vais te montrer la shoebox, dans ma rue, dit-elle. Une shoebox, boîte à chaussures : ce sont des maisons d’un seul étage, toutes petites. C’est à un jet de pierre de chez elle. La pancarte DuProprio trône devant la maison. Je jette un coup d’œil par la fenêtre du salon : ça sent le home staging à plein nez, fraîchement rénové, jamais habité…

— Combien ils demandent, tu penses ?

— Hum… Aucune idée.

— 1,2 million.

J’ai failli m’étouffer. J’ai cru à une méprise, une légende urbaine. Pas du tout, ce soir-là, j’ai vérifié : 1 217 000 $. Ceux qui ont retapé la petite maison l’ont achetée 411 000 $ (prix demandé : 369 000 $) en juin 2019. Le rez-de-chaussée : salon, cuisine, salle à manger. Les deux chambres sont au sous-sol.

Pour 1,2 million, vous dormez au sous-sol. J’espère que les robinets sont en or massif…

J’écoutais Élyse, j’avais de la peine pour elle. Mais j’avais aussi un petit vertige : quelle est la solution ? Si « le marché » décide qu’une maison-boîte à chaussures vaut plus de 1 million de dollars, qu’y a-t-il à faire ? Si des retraités peuvent obtenir 1,2 million pour leur duplex – ou alors 1,4 million –, qui peut leur dire qu’ils devraient vendre à un prix « raisonnable » ?

L’enjeu transcende ici les mères de famille en garde partagée qui veulent rester dans un quartier qui leur ressemble, qui veulent éviter un déracinement à leurs enfants. C’est aussi un enjeu de diversité. Montréal est en voie de devenir une ville qui tasse les non-riches aux marges, quand ce ne sera pas carrément hors de l’île.

Sur le trottoir, devant la maison-boîte à chaussures, Élyse m’a dit :

— Tu te rends compte, 1,2 million. Ça vaut pas ça.

— Ça vaut ce que le prochain acheteur va vouloir payer…

— Oui…

Elle m’a parlé du stress, du stress qui lui pèse parce qu’elle craint de perdre son appart, un jour. Son proprio est super gentil, mais s’il décide de vendre dans ce marché de vendeurs, qu’arrivera-t-il ? Sera-t-elle rénovincée ?

— Tous mes amis ont ce stress. Et ceux qui cherchent, ils sont super stressés. Il y a des files de trois coins de rue pour visiter des apparts : imagines-tu leur stress ? Y en a pas, de solution…

Un ange est passé, puis Élyse a repris son soliloque :

— Je fais quoi ? Je m’exile ? Je déracine mes enfants ? Penses-tu que je devrais lancer un sociofinancement ?

Je n’ai rien répondu.

Ce soir-là, par le plus grand des hasards, je suis tombé sur une publication de l’agente d’immeubles qui a piloté la vente de mon condo, en 2015, celui qui est tout près de l’école des enfants d’Élyse. Et j’ai vu mon ancien condo sur sa page.

En 2010, je l’ai acheté 300 000 $ – pour un deux chambres, au deuxième étage d’un triplex, avec un peu de cachet. J’ai fait un profit à la vente de 80 000 $, grâce au renouveau du quartier pendant ces cinq années. Ce profit m’avait semblé, à l’époque, complètement astronomique…

Le condo est aujourd’hui sur le marché à… 559 000 $.

C’est donc dire que le marché a doublé en 10 ans.

Alors, Élyse, pour le sociofinancement, je sais pas trop…

As-tu pensé importer de la coke ?

Je soupçonne, à voir ce marché complètement fou, que pas mal plus de gens qu’on pense ont un sideline de vente de drogue…