Pendant trois longues années, des « enquêteurs » ont scruté les sites internet et les réseaux sociaux d’une soixantaine de partenaires de Développement et Paix.

Pendant trois ans, ils ont épluché les tweets et les statuts Facebook d’ONG locales œuvrant aux quatre coins du monde. Un vrai travail de moine.

Les enquêteurs ne cherchaient pas de traces de mauvaise gestion ou de projets douteux financés par cet important acteur canadien de l’aide internationale.

Non, ces Sherlock de l’humanitaire étaient en quête de fautes bien plus graves. Ils pourchassaient l’hérésie.

Sans blague. Ils cherchaient des mots scandaleux pour la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC). Des mots sacrilèges. Masturbation. Pilule contraceptive. Condom. Avortement.

Au bout de trois ans, le couperet est tombé. Des 63 partenaires examinés, 24 ne seront plus financés par l’ONG canadienne, « faute d’éclaircissements sur des préoccupations sérieuses relatives à des prises de position ou à des actions qui contredisent l’enseignement social et moral de l’Église », lit-on dans le communiqué de presse commun de la CECC et de Développement et Paix, diffusé en février.

Imaginez un peu. Des ONG œuvrant dans des pays minés par les conflits et la pauvreté se sont fait couper les vivres par un organisme canadien… parce qu’elles avaient encouragé l’usage de préservatifs ! D’autres s’étaient prononcées en faveur de l’avortement, sans en pratiquer elles-mêmes.

Je m’en confesse : en lisant cette semaine les détails révoltants du reportage d’Émilie Dubreuil, de Radio-Canada, ainsi que le travail d’enquête de l’agence de presse spécialisée dans les affaires religieuses Présence Info, j’ai laissé échapper deux ou trois mots d’église.

> Lisez le reportage de Radio-Canada

> Lisez l’enquête de Présence Info

Une ONG canadienne, fondée par l’Église catholique mais largement financée par le gouvernement fédéral, laisse tomber ses partenaires parce qu’ils font… très exactement ce qu’ils devraient faire pour réduire la pauvreté et pour améliorer la santé des femmes et des filles dans les pays où ils sont actifs ?

Vraiment ? On peut être obscurantiste à ce point, au Canada, en 2021 ?

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Que fera le gouvernement de Justin Trudeau ?

Ce gouvernement qui était si fier d’adopter, en 2017, la toute première politique d’aide internationale « féministe » du Canada ?

Soutenir les femmes et les filles dans le monde, c’était « le meilleur moyen de bâtir un monde plus pacifique, plus inclusif et plus prospère », avait-on proclamé à l’époque.

« Les droits des femmes sont des droits de la personne. Ils englobent les droits sexuels et reproductifs – et le droit d’avoir accès à des avortements sûrs et légaux. Ces droits sont au cœur de notre politique étrangère », avait déclaré Chrystia Freeland, alors ministre des Affaires étrangères.

Je repose la question : comment ce gouvernement très, très progressiste réagira-t-il aux manœuvres très, très rétrogrades de Développement et Paix ?

Tout comme ma collègue de Radio-Canada, j’ai reçu une réponse vaseuse d’Affaires mondiales Canada. Le genre de réponse, écrit Émilie Dubreuil dans son reportage, qui donne lieu à interprétation, comme les Saintes Écritures…

Personnellement, quand je reçois l’une de ces réponses officielles sibyllines, j’ai tendance à l’interpréter d’une seule manière : on me dit – poliment – d’aller me faire cuire un œuf.

La question n’est pourtant pas frivole. Entre 2017 et 2019, Ottawa a versé près de 40 millions à Développement et Paix. La contribution fédérale compte pour la moitié du budget annuel de l’organisme.

Selon la porte-parole d’Affaires mondiales Canada, les projets d’aide humanitaire de Développement et Paix financés par le gouvernement « ne sont aucunement liés à la santé sexuelle des femmes et des adolescentes ». D’accord.

Je conçois tout à fait qu’Ottawa n’a pas à partager toutes les positions de ses partenaires. Une telle exigence serait tout simplement ingérable.

J’imagine fort bien que plein de bon monde, chez Développement et Paix, travaille sur plein de bons projets humanitaires.

Il est tout aussi évident qu’Ottawa ferait payer le prix à des populations vulnérables s’il se mettait à scruter les politiques de ses partenaires et à couper les vivres à ceux dont il ne partagerait pas les positions. Ce serait terriblement injuste.

Tout cela est vrai. Mais l’ironie, c’est que c’est très exactement ce qu’a fait Développement et Paix auprès de ses propres partenaires locaux. Et c’est terriblement injuste.

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En 2010, Stephen Harper s’était attiré les foudres de tout ce que le pays compte d’humanitaires en choisissant d’exclure l’avortement de son initiative sur la santé maternelle et infantile.

On avait dénoncé son hypocrisie. On avait douté de sa réelle volonté d’améliorer la santé des femmes et des filles, puisqu’il refusait de financer une mesure reconnue pour sauver des vies : l’accès à des avortements sûrs.

Chaque année, 300 000 femmes dans le monde meurent en cours de grossesse ou d’accouchement ;

Trois millions de filles âgées de 15 à 19 ans subissent un avortement à risque. Les complications sont souvent graves, parfois mortelles ;

Seize millions d’enfants naissent de mères adolescentes, qui doivent trop souvent abandonner l’école et tout espoir d’occuper un jour un emploi ;

Si toutes les femmes avaient accès à des moyens de contraception, 52 millions de grossesses non désirées pourraient être évitées.

Ces chiffres sont tirés de la Politique d’aide internationale féministe du Canada. Ils parlent d’eux-mêmes.

Maintenant, dites-moi : ce gouvernement pourra-t-il encore se proclamer fièrement féministe s’il continue à faire pleuvoir des millions sur une ONG noyautée par une poignée d’hommes d’Église déterminés à contrôler le corps des femmes, même à l’autre bout du monde ?