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La Presse a sorti en exclusivité le contenu du livre de Denis Coderre il y a 10 jours.

Un livre publié par nul autre que… Les Éditions La Presse.

Un peu gros, vous trouvez ?

« Vous allez nous faire croire que tout ça n’était pas arrangé avec le gars des vues ? », nous a écrit Claude Lamoureux, faisant ainsi écho à la réaction de nombreux autres lecteurs comme lui qui ont bondi à la vue de notre manchette, la semaine dernière.

Difficile de les blâmer, le lien entre les deux organisations est indéniable.

Mais les apparences (de conflit d’intérêts) sont trompeuses. Car il s’agit bel et bien d’un scoop, un vrai. Dont voici les coulisses.

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Nous sommes jeudi après-midi, le 18 mars. Je discute du journal du lendemain avec le directeur de l’information, Jean-François Bégin. Nous décidons de faire notre manchette avec le contenu du livre de Denis Coderre.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Denis Coderre

Nous savions à ce moment-là que le journaliste Philippe Teisceira-Lessard devait rencontrer en soirée une source très fiable qui allait lui donner accès au contenu du livre.

La primeur est majeure : tous les journalistes municipaux traquent le livre depuis qu’on en connaît l’existence. Car il y a de fortes chances que dans ce livre, se doute-t-on, M. Coderre brise le silence et annonce sa candidature à la mairie de Montréal.

La discussion avec Jean-François porte alors sur les détails de la rencontre en soirée. Philippe aura seulement accès au contenu du livre. Mais pas nécessairement au livre. OK.

Mais pourrait-il photographier quelque chose ? Le livre, un manuscrit, une copie ?

Combien de temps cela lui prendrait-il ?

Et aurait-il assez de temps pour parcourir le tout, puis écrire la nouvelle avant la tombée de minuit ?

Nous n’avons malheureusement pas le luxe d’attendre 24 heures, car on ne sait pas si notre source a transmis le livre à d’autres médias.

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Une question fondamentale s’impose rapidement : cette source accepte-t-elle que nous écrivions qu’elle n’est pas associée, de près ou de loin, aux Éditions La Presse ? Ou craint-elle que cela serve d’indice pour la reconnaître ?

Cette question est importante pour moi, car depuis octobre dernier, Les Éditions La Presse ne nous appartiennent plus. Elles sont aujourd’hui entièrement indépendantes, car elles ont été acquises par le Groupe Fides, détenu par COOPSCO.

Bien sûr, un lien persiste : Fides agit notamment avec l’autorisation de La Presse pour l’usage de sa marque. Des redevances nous sont versées.

Mais il s’agit d’une simple transaction financière entre deux entités.

Et donc, l’indépendance de la salle de rédaction est aussi béton vis-à-vis des Éditions La Presse que des annonceurs ou des donateurs. Une indépendance protégée par le Guide des normes et pratiques journalistiques* et par les conventions collectives en vigueur dans l’entreprise.

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La journée avance.

Ironiquement, je reçois vers 18 h un appel du directeur des Éditions La Presse, Pierre Cayouette. Il veut me proposer de publier des extraits… du livre de M. Coderre lors de sa publication à la fin du mois.

Je contourne la question, puis je lui dis que je préfère qu’on se parle le lendemain.

En soirée, Philippe nous donne des nouvelles. Il est en voiture et se précipite chez lui pour écrire son texte. Tout s’est bien passé, dit-il. Il y a même plusieurs bonnes nouvelles.

Il a bel et bien eu accès au contenu du livre.

La source accepte que l’on précise qu’elle n’a rien à voir avec la maison d’édition.

Et surtout, M. Coderre écrit à mots à peine couverts qu’il entend bel et bien se lancer à la mairie.

Nous avons une manchette ! Mais la soirée n’est pas terminée pour autant.

Philippe doit bien sûr avertir Denis Coderre et Les Éditions La Presse qu’il a eu accès au contenu du livre et qu’il entend publier le lendemain. La réaction de l’un et de l’autre ne se fait pas attendre.

Réponse de Denis Coderre au texto de Philippe : « PARDON !!! »

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J’ai moi-même couvert la scène municipale pendant des années. J’étais de la plus récente campagne électorale. Je connais Denis Coderre de cette époque (mais nous ne nous sommes pas adressé le moindre message depuis le 10 avril 2018).

Je sais donc qu’il aime avoir le contrôle des choses importantes. Je sais aussi, pour en avoir entendu parler à travers les branches ces dernières semaines, qu’il a un plan de communication complet qui tourne autour d’une première entrevue accordée à Tout le monde en parle le 4 avril prochain.

Voilà qui explique sa réaction au texto de Philippe : il voit son plan lui glisser entre les doigts. Il a perdu le contrôle du message et de la séquence de communications.

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Il reste un souci : nous n’avons pas de photo récente de Denis Coderre pour illustrer le texte.

En fait, on en a une. La fameuse photo de l’ex-maire en tenue de soirée prise en 2019 lors du tapis rouge du Grand Bal des Vins-Cœurs par notre photographe Bernard Brault.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Denis Coderre, en 2019, lors du tapis rouge du Grand Bal des Vins-Cœurs

Une photo, comme l’a souligné Le Devoir cette semaine, que nous avons « publiée à une dizaine de reprises depuis un an et demi, prise lors d’un bal de charité, où M. Coderre apparaît en smoking, sourire étincelant ».

Ce n’est pas génial. Comme nous l’a d’ailleurs écrit une lectrice, Carole-Line Nadeau, après la publication, en dénonçant « cette même photo de l’homme transformé qu’on nous sert chaque fois que l’ex-maire passe un coup de fil ».

C’est vrai. Cette photo ne fait pas notre bonheur, et probablement pas celui de M. Coderre non plus, étant donné son caractère mondain.

Mais c’est tout ce que nous avons, car Denis Coderre était tout de même peu présent sur la scène publique ces derniers temps.

Donc, faute de choix, je donne le go !

En me faisant une « note à moi-même » de proposer rapidement à l’entourage de Denis Coderre de le prendre en photo, avant son lancement officiel (vous avez d’ailleurs le résultat ici). Une invitation similaire a bien sûr été faite à Valérie Plante.

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Pourquoi la source nous a-t-elle refilé le livre, à nous en particulier ? Et a-t-elle fait exprès de l’envoyer à La Presse, en sachant qu’il était publié aux Éditions La Presse ?

Honnêtement, ce ne sont pas les questions qui m’importent le plus.

En pareille situation, les questions qu’un éditeur adjoint se pose sont tout autres : le journaliste a-t-il obtenu l’info d’une source fiable et de manière légale ? La réponse est oui.

Et surtout, la nouvelle est-elle d’intérêt public ? La réponse était alors évidente. Elle l’est encore plus aujourd’hui, alors que Denis Coderre est censé lancer sa campagne électorale ce dimanche… une semaine plus tôt que prévu.

Lisez le Guide des normes et pratiques journalistiques

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