« Mais pourquoi consacrez-vous autant d’énergie à parler des États-Unis ? C’est un pays étranger ! »

C’est une complainte mille fois entendue par tout journaliste possédant une messagerie électronique et qui a couvert l’actualité de nos voisins. Le grief est tout à fait légitime. Ma réponse est toujours la même : parce que les États-Unis ont une immense influence dans le monde.

Pour citer Pierre Trudeau lors d’un voyage à Washington, en 1969 : « Être votre voisin, c’est comme dormir avec un éléphant ; quelque douce et placide que soit la bête, on subit chacun de ses mouvements et de ses grognements. »

J’ai repensé à cette vieille citation de l’ex-premier ministre canadien, jeudi, en lisant le saisissant papier de Vincent Larouche sur la prolifération des armes (illégales) à Montréal, qui a un lien avec la vente (légale) d’armes aux États-Unis.

PHOTO JASON CONNOLLY, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

« Même si la volonté des Américains tend vers un contrôle des armes, cette volonté ne se reflète pas dans les parlements des États-Unis », écrit notre chroniqueur.

Il existe donc des réseaux qui achètent des armes dans les États du Sud (hyper-laxistes sur le contrôle des armes) pour les faire remonter vers le Nord (dont les règles sont plus strictes), où elles trouvent leur marché. Le nom sinistre de cette filière : « Le pipeline de fer ».

Et quand je dis « le Nord », il ne s’agit pas uniquement des États américains comme le Vermont, New York ou le Massachusetts : ça inclut cette vaste étendue de neige méconnue des Américains, le Canada. Des passeurs font entrer des armes par la voie terrestre.

On peut dire que l’immense marché des armes aux États-Unis, un marché libre, trouve des débouchés ici, dans nos rues, au Canada, au Québec, à Montréal.

Même si la volonté des Américains tend vers un contrôle des armes, cette volonté ne se reflète pas dans les parlements des États-Unis.

Pourquoi ? Le poids de l’argent en politique, notamment. Dans un pays où les contributions politiques – pour faire élire des candidats ou pour en défaire – n’ont pas de limites, il n’est pas étonnant que la volonté populaire soit sur le même pied que la volonté des commanditaires de la classe politique.

Je suis encore personnellement traumatisé par le portrait qu’a fait en 2018 le New Yorker de Marion Hammer, 78 ans, « la plus influente lobbyiste pro-armes des États-Unis », selon les mots du magazine. Mme Hammer incarne l’influence immense des lobbys aux États-Unis : elle fournit le stylo aux élus de la Floride pour qu’ils écrivent les projets de loi sur les armes, et ces élus n’écrivent pas un mot sans la « consulter », de peur de s’attirer sa colère…

Et d’en payer le prix politique.

Ça donne des lois floridiennes cinglées, comme celle-ci : les élus municipaux ou de comté peuvent être mis à l’amende (et même éjectés de leur poste) s’ils tentent d’imposer au niveau local des règles de contrôle plus strictes qu’au niveau de l’État !

On ne s’étonnera donc pas qu’en Floride, la vente d’armes est un paradis du libre marché : une arme s’y achète pour ainsi dire aussi facilement qu’un aspirateur, un malaxeur ou un vibromasseur.

Chaque grognement de l’éléphant américain fait donc sursauter la souris qu’est le Canada, selon les mots de Pierre Trudeau. On comprend l’image. Nos économies sont « intégrées », comme on dit de la relation Canada–États-Unis. Mais nous nous sommes toujours crus à l’abri de leur culture débile, face aux armes.

Et s’il est vrai que la culture mortelle des armes aux USA – cinq fois plus d’Américains meurent par balles que de Canadiens – est un phénomène unique parmi les démocraties, une cloche de verre ne recouvre pas les États-Unis : leurs armes se retrouvent ici, dans nos rues.

En février, une adolescente de 15 ans a ainsi été tuée lors d’une fusillade, à Montréal. Elle s’appelait Meriem Boundaoui. D’où venait le gun ? On ne le sait pas. On ne le saura peut-être jamais. Mais il y a fort à parier que beaucoup des armes qui prolifèrent ces jours-ci à Montréal viennent des États-Unis, par une filière comme celle décrite dans La Presse, jeudi.

Bref, le laxisme made in USA quant aux armes se traduit par des morts et des mutilations ici, au Canada, au Québec, à Montréal.

C’est pour ça que je m’intéresse aux Américains. Parce qu’ils ont une influence immense dans nos vies, parce que les actions de croisés pro-guns comme Marion Hammer, à l’autre bout du continent, contribuent à bousiller des vies ici aussi.

D’où le titre de cette chronique, en écho à la chanson de Bowie : I’m Afraid of Americans. Ça n’a jamais été aussi vrai, aussi près…