Les mots jaillissaient de sa bouche. Il n’y avait pas de pause entre les phrases. Il ne prenait pas le temps de respirer. Et quand il s’arrêtait, c’était pour s’étouffer dans ses larmes.

Celui dont je vous parle est un homme cassé. Depuis bientôt un an, il est rongé par la douleur, une douleur indicible qu’aucun parent ne souhaite vivre un jour.

Au printemps 2020, la vie de cet homme, qu’une ordonnance de non-publication m’empêche de nommer, a plongé dans l’horreur. Alors qu’il buvait une bière sur sa terrasse, des cris l’ont alerté. Il est entré dans son appartement de Villeray et a découvert ses deux filles de 5 et 11 ans ensanglantées.

Elles venaient d’être poignardées. Malgré des tentatives de réanimation, l’aînée a succombé à ses blessures.

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Le père de deux fillettes poignardées l’an dernier dans Villeray dénonce le fait que des photos de ses filles avec l’accusée circulent encore sur les réseaux sociaux.

Leur mère, également présente sur les lieux, est aujourd’hui accusée de meurtre non prémédité et de tentative de meurtre. Son procès doit avoir lieu en septembre prochain.

Les mots surgissaient de sa bouche comme un torrent, vous disais-je. Ils me décrivaient les images atroces qu’il a vues, les cris déchirants qu’il a entendus…

Cela fera bientôt un an que ce terrible évènement a eu lieu et pourtant, j’avais l’impression qu’il l’avait vécu quelques minutes plus tôt.

L’appartement est aujourd’hui vide, suspendu dans le temps. Il m’a conduit devant la porte-fenêtre. Il montrait des choses du doigt en me parlant.

Il repasse ce film douloureux comme s’il voulait exorciser son mal.

Je lui ai demandé des nouvelles de sa plus jeune qui a survécu à ses blessures. « C’est sûr qu’elle a des séquelles. Elle fait des cauchemars… Elle est incapable de nommer celle qui l’a agressée… Elle voit un psy. J’ai bon espoir qu’elle va s’en sortir mieux que moi. »

Il m’a assuré qu’il était bien entouré. « Ma famille me soutient beaucoup là-dedans. J’ai vécu l’horreur. Imaginez un instant… Vous fermez les yeux quelques secondes, vous les ouvrez et vous découvrez vos enfants couverts de sang… Vous en voyez une mourir devant vous. »

Ce souvenir, il souhaite l’effacer un jour. Les autres, les beaux, les doux, il veut les garder, les retrouver, les protéger. C’est pour cela qu’il m’a écrit il y a quelques jours et qu’il a souhaité me rencontrer.

Dans ce très difficile cheminement, une chose l’obsède : c’est la présence de photos de ses filles en compagnie de leur mère sur les réseaux sociaux. « Je me suis retiré de tout cela pour vivre mon deuil. Mais en février, j’ai voulu créer une page pour rendre hommage à ma fille. »

C’est là qu’il a découvert que des images de ses filles avec l’accusée se trouvaient encore dans le cyberespace. « Les images de mes enfants, c’est tout ce qui me reste… Des photos, des vidéos, c’est tout ce qui me reste de ma fille. »

Il a éclaté en sanglots au milieu de la cour.

Moi, je veux juste protéger la dignité de ma fille. Je ne veux pas que n’importe qui puisse voir cela. Les gens peuvent cliquer là-dessus et ils vont voir ma fille avec l’accusée, toute souriante, devant chez nous. Je suis leur père, ce sont mes enfants.

Le père des deux jeunes filles

Il souhaite que ces photos disparaissent. Il m’a assuré que cela n’est pas une question de vengeance. « Elle a le droit d’avoir ses souvenirs, mais je trouve que c’est un manque de respect à la mémoire de ma fille. Je veux juste que ça reste privé. »

Ce père brisé trouve injuste que les ordonnances de non-publication imposées par les tribunaux aient des failles quand il est question des réseaux sociaux. « Pourquoi les médias traditionnels doivent-ils se soumettre aux interdits de publication et pas les médias sociaux ? »

Ce père entreprend aujourd’hui une bataille pour faire changer les choses. Il s’est adressé au Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP), qui lui a répondu de « bloquer l’accusée ». Il veut maintenant sensibiliser d’autres instances comme le tribunal de la jeunesse et la Direction de la protection de la jeunesse.

Il a aussi interpellé Justin Trudeau, François Legault et Simon Jolin-Barrette. Il a pris contact avec des députés du Bloc québécois, de Québec solidaire, du Parti québécois. Il veut maintenant faire circuler une pétition qu’il aimerait présenter à l’Assemblée nationale.

Il faut apporter une modification à la loi. Il faut davantage protéger l’identité des enfants victimes d’actes criminels. Il faut que ça soit adapté aux mœurs d’aujourd’hui.

Le père des deux jeunes filles

Le père de la victime n’a fait aucune tentative auprès des réseaux sociaux qui hébergent les images de ses filles. Il juge ces démarches compliquées et inutiles. « J’aimerais voir une loi qui obligerait les accusés à dévoiler leur mot de passe afin qu’on puisse agir rapidement. »

On a marché près de l'endroit où a eu lieu le drame. Il m’a parlé de lui, de son histoire. Il m’a dit qu’il n’était pas parfait. « Nous avons vécu une relation où nous nous sommes fait violence tous les deux. Il n’y en a pas un des deux qui est plus responsable que l’autre. »

Il m’a amené voir un petit mausolée qu’il a créé en hommage à sa fille disparue. Sur un arbre, il a fait graver une plaque où apparaissent son nom, une photo et une phrase qui dit que la fillette est morte des suites d’un « drame épouvantable ».

À côté de l’arbre, il y a des chaises et une petite table. « Je viens ici avec ma plus jeune. C’est comme si on était avec elle. J’attends qu’il fasse beau pour planter des fleurs. »

C’est là que j’ai compris que cet homme ne se bat pas pour effacer, pour oublier. Il se bat pour se souvenir. Sans avoir mal.

Une situation complexe

Est-ce que la présence de ces photos sur les réseaux sociaux enfreint les règles d’une ordonnance de non-publication ? « De manière générale, une ordonnance de non-publication s’applique aux médias traditionnels, mais aussi à tous les citoyens, dit Audrey Roy-Cloutier, porte-parole du Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP). Si on enfreint cela, c’est criminel. Évidemment, il y a du cas par cas. Le DPCP intervient si un dossier lui est soumis. Une enquête policière doit alors faire la lumière là-dessus. »

Précisons que les photos de l’accusée avec sa fille ayant survécu au drame sont antérieures aux évènements. L’une des photos a été prise quelques jours avant l’évènement. « Comme la publication est antérieure aux évènements, il est donc plausible que l’ordonnance de non-publication ne concerne pas directement de telles images, explique Pierre Trudel, professeur de droit à l’Université de Montréal et spécialiste du droit du cyberespace. Il demeure toutefois possible que les images soient publiées dans un contexte qui entraîne la révélation d’informations couvertes par l’ordonnance de non-publication. »

Le cas soumis par le père des deux fillettes relèverait-il du droit à l’oubli, un concept dont on entend de plus en plus parler, notamment en France ? « C’est le droit de s’opposer [si un ensemble de conditions sont réunies] à la diffusion d’un contenu qui était licite au moment où il a été publié, explique Pierre Trudel. On y a recours lorsqu’une personne ramène dans le présent quelque chose qui a eu lieu dans le passé dans le but de nuire à quelqu’un. » Ce qui était illicite lors de sa publication peut toujours faire l’objet d’une ordonnance de retrait.

« Dans ce cas précis, le droit revendiqué par le père serait d’obliger à faire retirer une image qui, en soi, n’a rien d’illicite, ajoute Pierre Trudel. Un tel recours devrait nécessairement se faire auprès du réseau social concerné. »

Ces points de vue démontrent bien la nécessité d’une modification à la loi actuelle.