Je veux revenir sur ma chronique de vendredi. Parfois, je relis une chronique publiée et je regrette un paragraphe, une phrase, un mot. Vendredi, j’ai publié « Les édentés », une chronique qui a connu un grand rayonnement (1)…

(Re)lisez la chronique « Les édentés »

Je n’en changerais pas un mot.

On m’a reproché de me moquer des pauvres. À ceux qui y ont lu de la moquerie, j’ai une question pour vous : pouvez-vous me citer le passage qui se moque des édentés ?

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

« Les soins dentaires devraient faire partie des soins couverts par l’assurance maladie. Pourquoi on condamne à une certaine mort sociale des gens qui sont édentés ? », écrit Patrick Lagacé.

Ça fait 18 ans que je chronique dans des journaux. Dix-huit ans que je ne me sers pas de ma tribune pour taper sur les déshérités : ce n’est ni dans mes valeurs ni dans mes habitudes.

C’était donc une chronique sur l’inégalité dans une société qui se fiche de pauvreté et d’éducation. Sur les conséquences de ces inégalités dans le réel.

Le sens de cette chronique a été détourné par des agitateurs comme le libertarien Éric Duhaime, qui en a publié le titre et les premiers mots sur Facebook… Sans lien vers la chronique intégrale, bien sûr. En cela, Duhaime est fidèle à son habitude de torturer les faits, habitude que j’ai déjà dénoncée (2).

(Re)lisez la lettre de Patrick Lagacé à Éric Duhaime, « T’es toxique, Éric »

Si vous êtes pauvre et que vous faites confiance à des libertariens comme Duhaime pour améliorer votre vie, sachez que celui qui veut devenir chef du Parti conservateur du Québec a déjà dit que le droit de vote devrait être lié à ce qu’on paie en impôts. Je le cite, en 2017 (3) : « Chaque dollar que tu mets à l’impôt, ça te donne un droit de vote. »

Écoutez un extrait d’Éric Duhaime à FM93

Traduction : dans le Québec rêvé de Duhaime et cie, les pauvres, vous allez avoir encore moins de dents dans la bouche… Et pas de voix aux urnes, en plus : pour le mépris des pauvres, on peut difficilement trouver mieux.

Revenons aux dents, justement, revenons à nos concitoyens dont la pauvreté se révèle quand ils sourient.

On fait quoi, avec cette injustice béante ?

Il n’y a pas de solution privée. Pas au coût d’une visite chez le dentiste, désolé. Pas au coût des traitements spécialisés en dentisterie. On parle de milliers de dollars pour des traitements qui sont bien souvent mal couverts par des assurances privées, pour les maux plus poussés.

Il y a une solution à deux volets.

Un, dans la prévention. Au Québec, les enfants sont couverts par un régime public (limité) jusqu’à l’âge de 10 ans. C’est un scandale : ça laisse passer entre les mailles du filet social des milliers d’adolescents… Qui vont avoir des trous dans la bouche, une fois adultes.

Deux, les soins dentaires devraient faire partie des soins couverts par l’assurance maladie. Personne ne devrait mourir d’être diabétique, de ne pas pouvoir se payer l’insuline : nous avons métabolisé cette évidence. Pourquoi on condamne à une certaine mort sociale des gens qui sont édentés ?

Je sais que ce sera dénoncé comme une sorte d’hérésie. Mais le progrès et la justice sociale, c’est toujours accueilli comme une hérésie, au début, surtout par les Duhaime de ce monde…

Le droit de vote des femmes, la fin du travail des enfants, la création d’un réseau de CPE pour aider les femmes à travailler, la création des syndicats pour protéger les droits des ouvriers et la santé comme bien public plutôt qu’un privilège pour les nantis et les chanceux ? Autant d’idées qui ont été accueillies comme des hérésies, en leur temps…

Qui parle de justice dentaire ?

Québec solidaire en parle. En 2018, QS suggérait un régime d’assurance dentaire pour les Québécois. Je cite la députée Manon Massé (4) : « Aller chez le dentiste coûte trop cher. Ce n’est pas normal que la grosseur de notre portefeuille détermine si on a une bouche en santé ou non. C’est tellement vrai qu’un Québécois sur quatre n’est pas capable de se payer le dentiste… »

> Lisez un texte sur l’assurance dentaire sur le site de Québec solidaire

Maintenant, il faut que cette idée de justice dentaire s’imbrique dans l’imaginaire collectif. Il faut en parler et en parler. J’entends les désinformateurs hurler d’ici : Mes taaaaaaaaaaaaaaxes !

Ben oui, c’est exactement comme ça qu’il faut financer ça : avec les taxes ! Et avec les impôts. Avec les taxes et les impôts de ceux qui ont les moyens d’en payer plus, individus et entreprises. Eric Duhaime a les moyens de payer plus de taxes et j’ai très certainement les moyens de payer plus d’impôts. Les nantis ont les moyens de payer plus d’impôts.

La discussion sur l’injustice dentaire est une discussion sur les inégalités. C’est quoi, les inégalités ? C’est quand les milliardaires s’enrichissent à vitesse grand V pendant le pire ralentissement économique des dernières décennies. C’est quand des duplex se vendent à Montréal deux fois plus cher qu’il y a dix ans et que les gagne-petit se font évincer de leurs logements, « rénovincer », pardon, c’est plus chic…

C’est quoi, les inégalités ?

Ben, c’est un peu la théorie du ruissellement, la version « Elvis est vivant » de la théorie économique. Ruissellement, comme dans « trickle down ». Ce qui part d’en haut va descendre vers le bas, comme par magie. En gros, ça va comme suit : plus on réduit les taxes et les impôts des riches et des entreprises, plus la classe moyenne et plus les pauvres seront… riches.

C’est de la bouillie pour les chats (5). Ça ne marche pas. La preuve a été faite 100 fois (6) que ça permet à ceux qui ont du cash d’en faire encore plus…

> Lisez le texte « The End of Trickle-Down Economics ? » sur le site de Democracy Now! (en anglais)

Lisez un texte sur la théorie du ruissellement sur le site du Guardian

Mais c’est encore dominant dans les politiques fiscales en Occident, notamment aux États-Unis, où cette idée de fou est (bien sûr) née et où elle a été vendue à la classe politique par ceux qui financent les élections des candidats démocrates et républicains depuis Ronald Reagan… Et ça a des effets ici.

Bref, c’est une idée poussée par ceux qui bénéficient de voir leurs taxes et leurs impôts fondre. Par ceux qui ont toujours les moyens d’avoir les meilleurs soins dentaires qui soient, assurances ou pas.

Alors, Éric, ta solution pour les édentés que tu as toujours méprisés depuis que tu as une tribune, pour ces pauvres à qui tu voudrais enlever le droit de vote, c’est quoi ?