Parlons un peu de la « tolérance zéro », si vous permettez.

Tout ça est allé très vite. Une publication Facebook du grand chef Ghislain Picard, dimanche. Il parle d’une femme atikamekw dont on se serait moqué à l’hôpital de Joliette. Les médias reprennent l’affaire. La femme en question, Jocelyne Ottawa, accorde une entrevue à Radio-Canada où elle dit s’être sentie humiliée par deux infirmières. L’une d’elles lui a demandé si on pouvait l’appeler « Joyce » et lui a demandé de chanter une chanson en atikamekw.

Les deux infirmières sont immédiatement suspendues sans solde. Elles sont rencontrées mardi et aussitôt congédiées.

Le syndicat parle d’un congédiement « politique » et plaide la maladresse des deux infirmières, deux professionnelles attentionnées à ce qu’il paraît.

PHOTO FRANÇOIS ROY, ARCHIVES LA PRESSE

« C’est devenu un slogan facile, tolérance zéro. C’est une déclaration d’intention vertueuse, inattaquable. C’est généralement la réponse politique qui se veut “forte” et musclée à un vrai problème trop longtemps négligé », écrit notre chroniqueur.

La nouvelle PDG par intérim du CISSS, Caroline Barbir, explique que c’est en vertu de la « politique de tolérance zéro envers les comportements racistes, discriminatoires et intimidants ».

Comment ne pas être d’accord avec la « tolérance zéro » face au racisme et à l’intimidation ? Bien sûr qu’on ne doit pas « tolérer » ça.

Mais ça veut dire quoi, au juste, la « tolérance zéro » ? La sanction maximale à la première infraction, sans enquête ?

Je ne remets pas en question la version de Mme Ottawa. Mais le congédiement, en droit du travail, c’est la peine de mort. La sanction ultime. D’après ce qu’on a rapporté, les propos venaient d’une infirmière. Pourquoi congédier les deux ? Je ne sais pas.

Mme Ottawa dit qu’on lui a confisqué son téléphone cellulaire. Le syndicat dit qu’on le lui a pris après qu’il est tombé. Ce n’est pas un détail, puisque si Joyce Echaquan n’avait pas filmé les insultes répugnantes qu’on lui a jetées au visage quand elle mourait sur une civière, on n’aurait jamais su ce qui lui était arrivé.

Mais il y a des degrés de gravité entre les insultes abjectes, les paroles blessantes, la maladresse et le malentendu.

Or, c’est généralement l’effet d’une politique de tolérance zéro : gommer toutes les nuances, faire fi des circonstances, chercher la peine maximale automatique.

Je sais, chaque fois qu’on veut explorer les zones grises, on passe pour un banaliseur de choses intolérables. Un tolérateur.

Je pense encore pourtant que la justice est une recherche d’équilibre, pas de solutions toutes faites, y compris pour combattre des injustices historiques.

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Comment ne pas voir l’immense pression qui pèse sur Mme Barbir : elle remplace un directeur limogé pour ne pas avoir réagi correctement après la mort de Joyce Echaquan. À l’Assemblée nationale, le ministre de la Santé lui-même a souhaité que cette nouvelle affaire de racisme porte à conséquence. Bien sûr, ce n’est pas une « commande politique », c’est-à-dire que le ministre n’a pas demandé les congédiements. Mais avec un minimum de connaissance de l’appareil public, on sait que la « situation » commandait une « réponse », et une réponse forte.

La pression est d’autant plus forte que le gouvernement Legault fait l’objet de critiques incessantes pour son refus de reconnaître le concept de « racisme systémique ». Ce qu’il faut, ce ne sont pas des mots, c’est de l’action, nous dit-on. Le « Groupe d’action contre le racisme » qu’il a formé a produit un rapport en décembre. Son titre ? Le racisme au Québec : tolérance zéro.

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L’expression même, zero tolerance, n’est pas si ancienne. C’est une création du gouvernement américain, plus précisément du service des douanes, dans les années 1980. Il était question de ne plus tolérer l’importation de drogue. La « guerre contre la drogue » des années 1980-1990 était sous le signe de la tolérance zéro.

En remontant dans les archives, on réalise que dans La Presse, l’expression est utilisée entre guillemets d’abord, et toujours dans un contexte de répression policière. Nos corps de police se sont inspirés des politiques de Rudy Giuliani, du temps qu’il était maire de New York : aussi petite soit la quantité de drogue, on vous arrête, on vous accuse. Le nombre d’arrestations a explosé. Puis, comme on en était à la tolérance zéro, presque tous les États américains ont imposé des peines minimales automatiques en matière de trafic et même de possession simple de drogue.

Bill Clinton a ensuite voulu s’attaquer à la criminalité en général et a instauré la loi des trois prises (« trois prises, vous êtes retiré »). Ce qui a encore fait exploser le nombre d’incarcérations. Il a ensuite parlé de tolérance zéro au sujet des armes à feu à l’école (qui est contre ça, franchement ? ), puis des armes blanches. Les écoles qui n’expulsaient pas automatiquement pour un an un élève pris en flagrant délit perdaient leur financement fédéral.

Le concept a fait son chemin dans tous les domaines. Tolérance zéro pour les prêtres pédophiles, a dit l’Église. Tolérance zéro pour la violence faite aux femmes, ont dit les gouvernements successifs. Tolérance zéro pour l’intimidation à l’école. Tolérance zéro pour le travail au noir. Tolérance zéro pour les coquerelles dans les épiceries, ont dit les inspecteurs de la Ville de Montréal. Tolérance zéro contre les chauffeurs de camions lourds impliqués dans des accidents. Tolérance zéro pour le manque d’éthique à la Ligue de bridge de Montréal. Tolérance zéro pour les graffitis. Etc.

C’est devenu un slogan facile, tolérance zéro. C’est une déclaration d’intention vertueuse, inattaquable. C’est généralement la réponse politique qui se veut « forte » et musclée à un vrai problème trop longtemps négligé.

C’est aussi une posture officielle. Une façon pour les autorités de se distancier du problème en question. De montrer qu’on fait quelque chose. Qu’on prend ça au sérieux.

Comme une mauvaise conscience qu’on voudrait racheter.

On fait quoi, une fois qu’on a déclaré sa tolérance zéro ? On égalise tout écart, il n’y a plus de sanctions intermédiaires ? Une fois la chose intolérable identifiée, on n’a plus à réfléchir sur la gravité relative des choses ? Toute apparence d’écart à la politique de tolérance zéro doit être sanctionnée immédiatement et au maximum, pour donner à voir sa superbe intolérance ?

Une peine moins lourde au voleur d’un œuf qu’au voleur d’un bœuf, est-ce tolérer le vol ? Faire la différence entre une erreur de jugement, même une grave erreur, et la négligence criminelle entraînant la mort d’une patiente, c’est permis, dans une politique de tolérance zéro ?

J’ai l’air de parler du cas de Joliette, mais pas vraiment.

Je pose la question pour le futur. Ce futur parfait, réparé, où toute chose intolérable sera ramenée au degré zéro.