On a dit que la plus grande ironie, dans l’histoire des infirmières de Joliette congédiées mardi pour cause de racisme envers une patiente atikamekw, c’était que les deux femmes venaient tout juste de suivre un cours de sensibilisation à la réalité autochtone.

Ça montre bien à quel point le racisme est ancré chez certaines personnes, raisonnait-on. Il faudra plus qu’une formation pour changer la culture au CISSS de Lanaudière, avait admis le ministre de la Santé et des Services sociaux, Christian Dubé.

Et c’était vrai. Il faudra en faire plus pour rebâtir les ponts entre les soignants québécois et les communautés autochtones, en particulier à Joliette, après le traitement abject qu’y a subi Joyce Echaquan, il y a six mois.

Sauf que cette nouvelle affaire cache peut-être une ironie plus grande encore. Une ironie suprême : selon leur syndicat, c’est… la formation elle-même qui aurait mené au congédiement des deux infirmières !

PHOTO TIRÉE DU COMPTE FACEBOOK DE GILBERTE DUBÉ

Jocelyne Ottawa

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Tout le monde s’est étouffé d’indignation en apprenant les détails de ce nouveau cas de racisme à Joliette.

Le ministre responsable des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, s’est dit « choqué, déçu ». Les chefs des partis d’opposition ont confessé leur plus grande honte.

L’Assemblée nationale a adopté une motion à l’unanimité pour présenter ses excuses à la patiente, Jocelyne Ottawa, et aux Atikamekw de Manawan.

Les médias ont cloué les deux infirmières au pilori. J’en fais partie. Ma chronique, mercredi, était dure.

Tout le monde s’est félicité de la célérité avec laquelle le CISSS de Lanaudière a mené son enquête. En quelques heures, on a montré la porte aux infirmières.

Tout le monde a dit parfait, bravo. Après Joyce Echaquan, c’était ce qu’il fallait faire. Ne plus rien laisser passer. Des sanctions exemplaires. Un message fort.

Mais alors que la poussière retombe, une question délicate commence à émerger : avons-nous sauté trop vite aux conclusions ?

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« L’une des deux infirmières congédiées est un modèle de professionnalisme et de gentillesse avec les usagers », me jure l’une de ses collègues.

Cette infirmière modèle, aujourd’hui sans emploi, aurait même été choisie par le CLSC de Joliette… pour faire le lien avec la communauté atikamekw de Manawan !

Disons que ça ne colle pas tellement avec l’image d’une infirmière raciste et bouchée.

Aujourd’hui, le climat est sombre au CLSC, me raconte une autre employée. Les infirmières sont ébranlées. Elles ont l’impression de vivre dans un régime communiste où tombent les sentences arbitraires.

Au bout du fil, le président du Syndicat interprofessionnel de Lanaudière, Stéphane Cormier, fulmine. « C’est un congédiement politique ! »

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Stéphane Cormier a rencontré les deux infirmières, mercredi soir. « Elles sont sous le choc, abasourdies. » Trop sonnées pour affronter les médias. Mais ça ne saurait tarder, promet-il.

En attendant, le syndicaliste a accepté de me raconter la version des deux femmes.

Mais d’abord, soyons clairs : personne n’accuse Jocelyne Ottawa d’avoir menti. Personne ne nie davantage ce qu’elle a pu ressentir.

« La première affaire que les filles m’ont dite, c’est qu’elles avaient de la peine que Mme Ottawa se soit sentie de même », dit M. Cormier. Elles n’avaient pas l’intention de s’en moquer. Au contraire. « Elles ont essayé de mettre en application ce qu’elles avaient appris dans leur formation. »

Visiblement, ça n’a pas fonctionné.

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Dans cette formation de deux heures, on leur a dit qu’il fallait tenter d’ouvrir le dialogue avec les patients atikamekw, en s’intéressant par exemple à leur culture.

C’est pour ça qu’une infirmière a demandé à Mme Ottawa de chanter dans sa langue, selon M. Cormier. « C’était peut-être une maladresse, dit-il. Mais elle a essayé d’entrer en contact parce que Mme Ottawa, c’est une madame réservée, qui ne parle pas beaucoup. [L’infirmière] lui a dit : “Connaissez-vous des chansons en atikamekw ?” Elle a essayé d’en faire plus que moins, et ça lui revient dans la face. Ce n’était pas pour rire d’elle. Ça n’a jamais été le cas. »

Ce serait aussi dans l’espoir de briser la glace que cette même infirmière a demandé à Jocelyne Ottawa si on l’appelait Joyce dans sa communauté. « Jamais elle n’a pensé à Joyce Echaquan, jamais », jure M. Cormier. « C’était pour essayer d’entrer en communication avec elle. »

Et le cellulaire de Mme Ottawa, qu’une infirmière aurait consulté sans son consentement ? « Il est tombé par terre quand [Mme Ottawa] a voulu se lever de la civière. [La deuxième infirmière] l’a ramassé et lui a dit qu’elle le lui donnerait quand elle serait solide sur ses pieds. » La patiente était en équilibre instable à ce moment-là, affirme le président du syndicat.

« C’est tout ce qu’elle a dit. Elle a été congédiée pour ça. »

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« J’aimais soigner les Atikamekw », m’écrit une infirmière de Joliette qui a requis l’anonymat de crainte de subir le même sort que ses deux collègues. « Je suis consciente qu’ils sont victimes de racisme et que nous avons commis de grandes injustices à leur égard. Mais j’ai carrément peur de les soigner maintenant, comme plusieurs de mes collègues. »

Désormais, elle sait que « ce qui est arrivé à ces deux infirmières peut arriver à n’importe laquelle d’entre nous ».

Elle-même a déjà soigné Jocelyne Ottawa. « Ce n’est pas une mauvaise personne, mais elle est méfiante envers nous. Elle est entrée au CLSC à reculons, elle avait peur d’être mal reçue ; elle l’avait même écrit sur Facebook. »

Cette méfiance a-t-elle nourri le malentendu ? En tout cas, elle a poussé Jocelyne Ottawa à se taire, parce qu’elle craignait de ne plus recevoir les soins dont elle avait besoin.

Le silence s’est installé. Et le malentendu n’a jamais été dissipé.

Mais ce n’est pas Jocelyne Ottawa, le problème, insiste Stéphane Cormier. « Elle a le droit de se sentir de même. Ils ont des vécus, ces gens-là, et ça ne disparaît pas du jour au lendemain parce que tout le monde a une formation. »

Le problème, poursuit-il, c’est la sentence. La condamnation sans appel. Et sans enquête digne de ce nom.

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Je sais ce que vous vous dites.

Vous vous dites : « Ben oui, mais c’est un syndicat. À quoi vous attendiez-vous ? Il défend ses membres. » Bien sûr. C’est évident.

Mais rappelez-vous le silence radio du même syndicat après la mort de Joyce Echaquan.

Un syndicat n’a pas à défendre l’indéfendable.

Il peut toutefois poser des questions. Et dans cette histoire, Stéphane Cormier en a beaucoup.

De toute sa carrière de syndicaliste, il n’a jamais vu une affaire pareille. Normalement, une enquête dure de trois à quatre semaines avant qu’un employé soit congédié. Cette fois, les deux femmes ont été remerciées sur-le-champ.

« La première a été rencontrée à 15 h [mardi]. Ils lui ont posé quatre questions, ils ont lu la feuille de l’avocat ; tu es congédiée. Ils n’avaient même pas encore entendu la version des faits de la deuxième infirmière ! »

Personne d’autre, au CLSC, n’a été rencontré.

Il n’y a pas eu d’enquête. On a un ministre des Affaires autochtones, un ancien policier, M. Lafrenière pour ne pas le nommer, je ne peux pas comprendre qu’il embarque dans des affaires de même. Je suis estomaqué.

Stéphane Cormier, président du Syndicat interprofessionnel de Lanaudière

Le ministre Ian Lafrenière a décliné ma demande d’entrevue, tout comme le CISSS de Lanaudière, qui souligne que les deux dossiers « pourraient faire l’objet d’un éventuel arbitrage ».

Est-il possible que, sous l’énorme pression politique, le CISSS ait choisi de n’accorder aucune crédibilité au témoignage de ses deux infirmières ? Qu’il ait choisi de bâcler son enquête à ce point ?

Je ne sais pas. Mais je me demande si le CISSS n’aurait pas eu avantage à creuser davantage cette affaire. Je crains un terrible ressac. Et je ne suis pas la seule.

« On veut combler le fossé entre les Atikamekw et les professionnels en soins de santé de Lanaudière, mais avec ce qui s’est passé [mardi], le gouvernement l’a creusé, rage Stéphane Cormier. Il nous a fait reculer de 10 ans ! »