Les frères Patrice et Sylvain Lalonde me parlent de leur jeunesse. Ils ont des souvenirs de la maison familiale constamment bondée dans le quartier Nouveau-Bordeaux, dans le nord de l’île, une maison comme une petite ruche : ils étaient 11 enfants.

La reine de cette ruche-maison était Noëlla, leur mère.

Onze enfants, on n’imagine plus cela. C’est chez Noëlla que les enfants se réunissaient… Avec leurs amis.

La maison de Noëlla était le quartier général de la fratrie. Sylvain : « Les vendredis et samedis soir, après s’être rassemblés autour de la table, certains restaient pour veiller devant la télé, d’autres pour jouer de la musique au sous-sol. Ça s’étirait jusqu’à 2, 3 h du matin, jusqu’au dernier café. Ça ne dérangeait pas ma mère. Elle disait : “Je sais où vous êtes !” »

Évidemment, les 11 enfants n’étaient pas tous là en même temps, ça variait au gré des occupations des enfants, à mesure qu’ils grandissaient. Mais la maison de Noëlla était le quartier général, les portes étaient toujours ouvertes.

Patrice : « Tout ce qui lui importait, c’était sa gang, sa famille. Elle avait cette générosité qui allait jusqu’aux repas : il y avait toujours des choix de menu. Nos amis mangeaient souvent à la maison, ça ne dérangeait jamais ma mère… »

Le clan Lalonde, à ce jour, demeure soudé, soudé par les liens tissés par Noëlla, par cette maison où tout le monde était toujours bienvenu.

Sylvain : « Même en grandissant, même adultes, ces liens-là, entre nous, ont survécu. »

Patrice, en riant : « Même adultes, maman voulait qu’on vienne manger à la maison, elle insistait. Et quand on venait sans nos enfants, pour elle, ça ne comptait pas… »

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE LALONDE

Noëlla Légaré

Je veux vous parler de la mort de Noëlla Légaré, survenue le printemps dernier. Je vous en parle parce que jeudi, le Québec va rendre hommage aux milliers de personnes qui ont perdu la vie en raison de la pandémie. Samedi, on en comptait 10 465.

* * *

Juste avant le début de la pandémie, Noëlla a eu 100 ans. C’était le 26 décembre 2019, dans le monde d’avant.

Même centenaire, Noëlla était forte et vive. À 95 ans, elle a eu un compte Facebook, pour rester en contact avec la famille. À 99 ans, elle recevait encore ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants à la résidence pour personnes âgées semi-autonomes qu’elle habitait depuis quelques mois, après des années à vivre seule dans un HLM municipal…

Fin mars, tout a basculé. Cette femme si entourée, soudainement, a été coupée du monde : ses appareils auditifs ne fonctionnaient plus. Et les mesures sanitaires interdisaient à ses enfants d’aller la visiter.

On l’a hospitalisée à l’hôpital Fleury. Ce n’est pas encore la COVID-19 (elle l’attrapera plus tard à l’hôpital), ce sont les maux liés à l’âge. Les enfants de Noëlla tentent de communiquer avec elle, mais ce n’est pas facile. Le personnel est débordé et Noëlla, désormais confuse, entend mal quand ses enfants réussissent à lui parler au téléphone.

Les enfants Lalonde, eux, ne lâchent pas. C’est une tribu tissée serré. Ils réussissent à lui faire parvenir ses vieilles prothèses auditives et ses lunettes à l’hôpital Santa Cabrini (où on l’a transférée entre-temps, pour cause de coronavirus)…

Patrice : « Ma sœur Marie-France et moi, on s’est rendus dans le stationnement de l’hôpital pour qu’elle puisse nous voir de sa fenêtre. On lui écrivait des messages sur un tableau blanc, que la préposée lui lisait. Elle nous implorait par signes de monter la voir… »

Sauf que, bien sûr, c’était interdit.

Et Noëlla ne comprenait pas que c’était interdit, pas plus qu’elle ne comprenait tout à fait les ravages de la pandémie.

Les Lalonde n’ont jamais lâché. Ils ont réussi à acheminer des lettres à leur maman, à communiquer avec elle par téléphone, à avoir des nouvelles en appelant et en rappelant à l’hôpital. Sylvain a même tenté avec l’aide de sa conjointe à Cabrini de monter de force à l’étage où Noëlla mourait à petit feu…

Tout le clan était mobilisé, même les enfants qui habitent loin de Montréal, jusqu’en Californie. Par Zoom, chacun se tenait au courant, on faisait des réunions familiales, il fallait décider de certaines choses, comme du niveau de soins pour Noëlla qui, petit à petit, s’éteignait… Seule.

C’est ça qui, je crois, arrachait le cœur des Lalonde : Noëlla, si bien entourée toute sa vie, créatrice de liens, pilier de la famille… Et qui écoulait ses derniers jours dans une solitude noire et injuste, à l’hôpital.

Sans oublier l’impuissance que Patrice, Sylvain et les autres ressentaient : « Quand on réussissait à l’avoir au téléphone, dit Patrice, elle ne comprenait pas pourquoi nous n’étions pas là, avec elle. Je peux te dire que j’ai frappé mon téléphone souvent. C’était terriblement frustrant de ne pas pouvoir l’aider, de la sentir aussi vulnérable… »

Me viennent en tête les mots de la Dre Joanne Liu sur ses efforts en Afrique de l’Ouest, au temps de l’Ebola : « Oui, a-t-elle dit à Tout le monde en parle le 2 mai 2020, on a fait des erreurs, et la population nous a tout pardonné… »

Ou presque : « La chose qu’on ne nous a pas pardonnée, c’est d’avoir laissé les gens mourir tout seuls. »

* * *

Noëlla Légaré était une tough.

À l’hôpital Santa Cabrini, son état a lentement décliné, tant cognitivement que physiquement. Mais Noëlla s’est accrochée et elle s’est accrochée longtemps.

Le 8 mai, la fin approchait. Les Lalonde le savaient. À 23 h, appel de l’hôpital : votre mère va mourir, si vous voulez être à son chevet, c’est le temps…

Le temps d’organiser un conseil de famille virtuel, Patrice reçoit un autre appel de l’hôpital : c’est fini, votre mère est morte.

PHOTO FOURNIE PAR LA FAMILLE LALONDE

Onze enfants, onze chandelles. Le soir de la mort de Noëlla, toute la famille s’est réunie dans le stationnement de l’hôpital Santa Cabrini, pour un dernier hommage.

Pour les Lalonde, ce n’était pas fini. Les liens qui les unissent les ont fait débarquer dans le stationnement de Santa Cabrini, tous ceux qui pouvaient être là y étaient. Ceux qui ne pouvaient être là physiquement l’étaient par FaceTime. La nuit était froide pour un 8 mai, Sylvain s’en souvient encore.

Ils étaient tous là, physiquement ou par FaceTime, dans le stationnement. Patrice, Sylvain, Diane, Richard, Marc-André, Claude, Jean-Maurice, Guylaine, Marie-France, Beverley-Ann, ainsi que des petits-enfants, des gendres, des brus… Et même Robert, décédé il y a quelques années, devait lui aussi être là, à sa façon, de tout là-haut.

Les Lalonde présents de corps ont allumé 11 bougies, pour chacun des enfants de Noëlla, pour veiller le corps de leur mère, là, dans le stationnement, dans le froid, à tenter de repérer la chambre 413. Du stationnement, ils regardaient l’immeuble de Santa Cabrini : c’est laquelle, la 413 ?

Quelqu’un a eu l’idée de demander à un infirmier d’allumer la lumière de la 413…

Et peu après, une des chambres s’est illuminée.

Le clan Lalonde a compris : c’est là, derrière cette fenêtre, que repose Noëlla.

Je ne sais pas comment expliquer la signification de cette lumière qui s’allume. C’est une symbolique importante. C’est comme si on était là, avec elle. Cette cérémonie, ça a fait partie du deuil…

Patrice, un des onze enfants de Noëlle

Sylvain : « Tu te dis… Crisse, on est là. L’absence de contact a fait que chaque contact, si minime soit-il, met une image dans ta tête, qui t’aide à comprendre. La lumière s’éteint : ça t’aide à comprendre que c’est fini. C’est vrai, c’est fini. »

Il est juste de dire que Noëlla Légaré est morte seule. Mais il serait injuste de dire qu’elle est morte dans la solitude.

J’aime penser que c’est même le contraire.

* * *

L’automne dernier, Sylvain a mis un manteau qu’il n’avait pas porté depuis longtemps. Il a mis les mains dans les poches du manteau et qu’a-t-il trouvé ?

Des gants, des gants maculés de cire.

Les gants que Sylvain portait, le soir du 8 mai. La cire de sa chandelle, une des 11 chandelles allumées par la tribu de Noëlla dans le stationnement de Santa Cabrini, quand elle est morte.

Sylvain y a vu un signe, bien sûr, on voit partout des signes de ceux qu’on a aimés, après leur départ : Noëlla est toujours là, elle sera toujours là, en lui, en eux. Et c’est ainsi que certaines personnes ne meurent jamais tout à fait.