J’imagine l’homme, branché et intubé. Peut-être qu’il y a le ronron des bips-bips qui émanent des machines qui maintiennent l’homme en vie. Il est aux soins intensifs. Il a la COVID-19.

Je l’imagine parce que je ne l’ai pas vu, il m’a été décrit. Il est en vie, mais entre la vie et la mort.

Peut-être qu’au moment où j’écris ces lignes, il est déjà mort. Je ne sais pas.

J’imagine l’homme branché et intubé parce que je ne l’ai pas vu, il m’a seulement été décrit par une des infirmières qui le soigne.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Dans l’auto, comme souvent après son shift, Stéphanie s’est demandé si elle avait donné le maximum de ce qu’elle pouvait donner pour ce patient. Elle se pose la question pour tous ses patients. La réponse est « oui », pour ce qui est de ce qu’elle peut contrôler. La portion de « non » qui fait ombre à ses constats tient aux conditions pandémiques, à la réalité dans les tranchées, qu’elle ne contrôle pas.

Cette infirmière, appelons-la Stéphanie, elle parle aux patients, même quand ils sont dans le coma. Appelez ça un petit supplément d’âme, le vernis d’humanité sur les soins professionnels : « Je suis volubile. Je leur parle, aux patients. Ils n’ont à peu près pas de visite, avec la pandémie. C’est dur pour eux. On est souvent les seules interactions qu’ils ont… »

Mais avec ce patient-là, Stéphanie a limité ses contacts au maximum, m’a-t-elle expliqué, après un de ses shifts, récemment.

Ce patient-là est un négationniste, de la mouvance « la pandémie n’existe pas », un type pour qui le masque est la marque de dictature à venir. Le patient, quand il était bien portant, ne suivait aucune consigne sanitaire. Stéphanie le sait parce que sa famille n’en a fait aucun mystère, même aujourd’hui, ils sont dans la négation militante de la pandémie : c’est un canular, votre affaire…

Je savais que ça allait arriver un jour, que j’allais avoir à traiter un patient qui n’y croit pas. Pis c’est arrivé, cette nuit. Éthiquement parlant, c’est confrontant : je dois soigner ce patient comme n’importe quel autre patient…

Stéphanie (prénom fictif), infirmière

Stéphanie est sortie de son quart de travail épuisée mentalement. Toute la nuit, elle a eu une discussion avec sa petite voix intérieure, « cette petite voix qui te dit des choses pas nécessairement éthiques », cette petite voix dont elle doit garder le volume à l’absolu minimum.

J’imagine Stéphanie dans la nuit, surveillant les bips-bips des machines qui maintiennent cet homme en vie, il y a une pièce de théâtre là-dedans, sur ce que nous vivons présentement, sur les camps que nous avons choisis pendant la grande pandémie de 2020-2021.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Dans l’auto, comme souvent après son shift, Stéphanie s’est demandé si elle avait donné le maximum de ce qu’elle pouvait donner pour ce patient. Elle se pose la question pour tous ses patients. La réponse est « oui », pour ce qui est de ce qu’elle peut contrôler. La portion de « non » qui fait ombre à ses constats tient aux conditions pandémiques, à la réalité dans les tranchées, qu’elle ne contrôle pas.

« Toute la nuit, j’ai essayé de faire taire cette petite voix, me dit Stéphanie. J’avais envie de lui dire : ‟Qu’est-ce que tu penses qui t’arrive ?” Mais évidemment, je ne lui ai rien dit, j’essaie de faire ma job de façon neutre. Mais quand même… J’avais envie de lui dire : ‟T’as pris des risques, ben voilà les conséquences…” »

Elle ne lui a rien dit. Elle a ajusté les machines, consulté l’intensiviste quand son patient – « son » patient n’est pas une figure de style, le ratio aux soins intensifs est d’une infirmière par patient –, quand ses signes vitaux étaient le moindrement inquiétants…

« T’as pas le droit de penser à ces choses-là, me dit-elle, enfin, t’as le droit, mais tu ne peux pas te permettre que ça paraisse dans ta prestation de soins. »

Cette petite voix, ça n’a l’air de rien, quand on y pense rapidement, quand on lit à propos de cette petite voix en lisant sa Presse du lundi. Mais pour Stéphanie, dont la charge mentale est assourdissante ces jours-ci, la petite voix, cette nuit-là, alourdissait encore plus sa tâche.

Dans l’auto, comme souvent après son shift, Stéphanie s’est demandé si elle avait donné le maximum de ce qu’elle pouvait donner pour ce patient. Elle se pose la question pour tous ses patients. La réponse est « oui », pour ce qui est de ce qu’elle peut contrôler. La portion de « non » qui fait ombre à ses constats tient aux conditions pandémiques, à la réalité dans les tranchées, qu’elle ne contrôle pas.

Mais pour lui ? La réponse : pour les soins physiques… Oui. Mais j’ai eu tellement de difficulté à faire taire ma petite voix, à passer par-dessus… C’est un biais que je ne devrais pas avoir. Mais on s’entend, nous sommes teeeeeeeeeeellement fatiguées ces jours-ci, la fatigue amplifie beaucoup de choses. Pour les soins physiques, pour les soins, j’ai fait ce que j’avais à faire…

Stéphanie (prénom fictif), infirmière

Mais c’est tout ce que ce patient a eu de Stéphanie.

Il n’a pas eu les paroles rassurantes, il n’a pas eu les paroles d’espoir, il n’a pas eu le petit tapotement empathique que Stéphanie donne aux autres patients…

Ce petit supplément d’âme, dont je parlais.

« J’ai eu de la misère à faire comme si de rien n’était. Je dois te dire que je trouve ça un peu… Triste ? Mais en même temps, on est tous humains. Et traiter tous les gens également, ça me demandait une force que je n’avais pas, cette nuit. À lui, j’ai pas donné le petit plus que je donne habituellement à mes patients. On est les seules interactions sociales qu’ils ont. Pis cette nuit, j’ai pas donné cette plus-value que je donne, d’habitude. »

Elle n’en tire aucune fierté, il n’y avait rien de revanchard dans son propos, au contraire : « J’ai trouvé ça démoralisant. »

Défi 28 jours

J’aimerais saluer Dominique Saint-Pierre, prof au département de psychologie du cégep de Sainte-Foy, qui m’a enrôlé dans son Défi 28 jours…

Mais non, pas CE Défi 28 jours, celui où on s’abstient de boire de l’alcool pendant le mois de février. Son Défi 28 jours à elle, autoproclamé, où Mme Saint-Pierre envoie chaque jour de février une lettre de remerciements à quelqu’un de son entourage…

Elle me remerciait pour quelques chroniques récentes.

Mme Saint-Pierre a beaucoup ri d’une chronique où je parlais de cet échange de cadeaux qui n’a pas eu lieu cette année avec mes amis, tradition de janvier post-Fêtes où on se donne des cadeaux loufoques. Je vous avais dit que j’allais gagner cet échange-là avec un cadeau acheté en juillet…

J’avais écrit qu’il s’agissait d’une paire de sandales… spéciales.

Dominique Saint-Pierre joint à chaque lettre de remerciements une demande d’aide. Sa demande d’aide était simple : l’aide à visualiser ces sandales : « J’imagine constamment ces sandales spéciales… »

Elle n’est pas la seule, je dois le dire, à m’avoir fait cette demande, depuis la chronique du 27 janvier.

Alors à la demande générale…