Gérer le Québec quand on traverse une crise sociale ou politique ? Dans l’histoire récente, tous les premiers ministres ont trouvé sur leur route des écueils importants. Aujourd’hui, pour conclure notre série : Lucien Bouchard et la crise du verglas.

(Québec) « Le pire est devant nous ! »

On croirait entendre François Legault prédisant le nombre d’éclosions de COVID-19 après les Fêtes. C’est plutôt Lucien Bouchard, au plus fort de la crise du verglas, au début de 1998.

Ce fameux 9 janvier, André Caillé, patron d’Hydro-Québec, a silencieusement prié Dieu pour que la pluie cesse. Une seule ligne à haute tension, qui enjambe la rivière des Prairies, reliait alors l’île de Montréal, assurant le fonctionnement des usines de traitement d’eau. Tous les ponts étaient impraticables, complètement recouverts de glace. Ne restait que le tunnel Louis-Hippolyte-La Fontaine. Une évacuation était impensable.

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Lucien Bouchard et le patron d’Hydro-Québec, André Caillé, lors du « fameux 9 janvier » pendant la crise du verglas

Pourtant, le gouvernement, qui se faisait fort d’être transparent tout au long de la crise, n’avait rien dit publiquement.

« Révéler la gravité de la situation aurait pu dégénérer en panique générale… Il faut être très parcimonieux avec ce genre de décision, mais c’était une situation très délicate, il y a des moments où tu ne peux pas tout dire », résume Hubert Thibault, alors chef de cabinet du premier ministre Bouchard. Dans ces moments dramatiques, certains paniquent et d’autres se révèlent.

Lucien Bouchard était « en plein contrôle », se souviennent Thibault et Caillé. « Quand tu es le numéro un, souligne Thibault, il faut que tu fasses attention à tes émotions, aux commentaires que tu fais, parce que si ceux en bas commencent à paniquer, ça va mal se passer. » André Caillé a le même souvenir de ce Bouchard durant la tempête : « il était très préoccupé, très soucieux, mais pas paniqué », a-t-il rappelé il y a quelques jours.

Ce « vendredi noir », une trentaine de pylônes d’acier se sont effondrés sur la Rive-Sud. Montréal, qui consomme normalement 20 000 mégawatts, n’en recevait plus que 600. C’était la pointe d’une crise sans précédent qui durera plus d’un mois ; 1,4 million de clients d’Hydro-Québec privés de courant, en plein hiver, par 82 heures de pluie verglaçante.

Comme durant la pandémie, devant l’ampleur de la crise, Lucien Bouchard décide rapidement qu’il tiendra une conférence de presse quotidienne. Il y donnera l’impression d’un capitaine tenant solidement la barre. En revenant sur cette période, 20 ans plus tard, il admet avoir souvent improvisé, « travaillé à l’instinct ».

Comme François Legault avec le DHoracio Arruda, Bouchard se présentait toujours flanqué de sa caution « scientifique », André Caillé. Mais le politique ne doit pas suivre aveuglément les recommandations qui émanent de ces experts. « Avec le point de vue que lui donne sa fonction, le premier ministre est le seul à pouvoir intégrer toutes les considérations ; scientifiques, mais aussi sociales, économiques, politiques », observe Thibault. La catastrophe était toutefois bien différente de celle qu’affronte François Legault. La sortie de crise était alors évidente : réparer le réseau. Pour la pandémie, la solution est moins limpide.

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Comme François Legault avec le DHoracio Arruda, Lucien Bouchard se présentait toujours flanqué de sa caution « scientifique », André Caillé pendant la crise du verglas.

Réflexe d’avocat, le premier ministre était avide d’informations sur l’état du réseau, sur les risques à venir, sur les opérations et les scénarios alternatifs. « Il voulait tout savoir, jusqu’au menu des gens qui étaient hébergés dans les 450 refuges », se souvient Jean-François Lisée, aussi dans le cercle du premier ministre. Ce dernier avait une approche « séquentielle », et « réglait un problème à la fois ». Dès les premières heures, il avait eu l’instinct de ramener toutes les décisions à son bureau, réunissant tous ceux qui avaient des informations sur la situation ; leurs rapports étaient souvent reçus par un silence, éloquent, du patron qui s’était placé au centre de toutes les décisions.

Mais cette boulimie d’informations ne l’empêchait pas de décider rapidement. Un jour, André Caillé le prévient qu’il veut acheter « tous les poteaux de téléphone disponibles en Amérique du Nord ». Il obtient le feu vert sur-le-champ. « Et toutes les génératrices aussi », renchérit Caillé.

Pas de décret ministériel, pas d’autorisation préalable du Conseil du trésor. Québec achètera aussi 100 000 lits de camp qui, restés dans l’entrepôt, atterriront 12 ans plus tard en Haïti, au lendemain du séisme.

Avec une telle crise aujourd’hui, convient André Caillé, le président d’Hydro-Québec n’aurait pas la même latitude. Des protocoles ont été établis par la suite, pour baliser les décisions. « Mais quand ça se corse, parfois, il faut que tu mettes le livre de côté et que tu avances », résume l’ex-patron d’Hydro. Une fois le calme revenu, les diktats de la société d’État avanceront moins vite. Ainsi, il faudra des années pour réaliser le bouclage recommandé pour les lignes de haute tension dans le « triangle noir ».

Aussi, Hydro-Québec réclamait avec insistance une source d’énergie proche de Montréal. Cinq ans plus tard, Jean Charest tirait un trait sur le projet de centrale au mazout du Suroît. La crise avait eu des ramifications politiques imprévues. Ottawa était en Cour suprême sur la « sécession du Québec » et Lucien Bouchard avait hésité, demandé l’avis d’André Caillé, avant de passer un coup de fil à Jean Chrétien pour lui demander l’aide de l’armée canadienne ; 12 000 militaires sont venus prêter main-forte. Durant la crise, les relations avec Jean Chrétien ont été impeccables. Tout comme la retenue de Daniel Johnson, chef de l’opposition libérale. Avec Ottawa, un long contentieux apparaîtra plus tard quant à l’acquittement de la facture liée au verglas.

Répétition générale

Deux ans plus tôt, Lucien Bouchard avait eu une répétition générale. Au moment de l’inondation au Saguenay, la reconstruction s’était faite en marge des processus habituels d’appels d’offres. Les barrages d’Alcan, surtout, étaient en cause, la région était transformée en une sorte d’entonnoir, qui n’avait pu évacuer les précipitations sans précédent.

Il y aura aussi le drame de l’autobus dans la descente de Saint-Joseph-de-la-Rive, 44 morts le 1er octobre 1997. L’ouvrage mis en place pour remédier à la situation était vu comme excessif. C’est peu connu, mais quelques mois plus tôt, un autobus plein d’écoliers avait dû s’arrêter d’urgence dans la même côte. Un autre accident, au même endroit, avait causé 13 morts en 1974.

Lucien Bouchard a lui-même suscité plusieurs crises. Toute la fonction publique soutenait que l’atteinte du déficit zéro était hors de portée. Il y parviendra, et un an plus tôt que prévu. Dommage collatéral : des milliers de médecins et d’infirmières prendront une retraite anticipée, une hémorragie qu’avait tristement sous-évaluée le gouvernement.

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Une grève acrimonieuse avec les infirmières a mené à une loi spéciale très dure. Durant ce conflit de l’été 1999, la population appuyait à coups de klaxon les grévistes devant les hôpitaux

Plus que les drames ponctuels, les problèmes lancinants du secteur de la santé ont atteint Bouchard, estime Lisée. Une grève acrimonieuse avec la Fédération des infirmières et infirmiers du Québec (FIIQ) a mené à une loi spéciale très dure. Durant ce conflit de l’été 1999, la population appuyait à coups de klaxon les grévistes devant les hôpitaux, se souvient Jacques Wilkins, porte-parole patronal lors de cette ronde de négociations. Un accord de principe avait été bouclé, mais les infirmières avaient désavoué leur exécutif syndical. Bouchard était « fascinant » quand il faisait sa tournée pour colliger ses informations auprès de son bras droit Jean-Roch Boivin, du responsable du Trésor, Jacques Léonard, et de la titulaire de la Santé, Pauline Marois.

Ce conflit a atteint Bouchard, coincé qu’il était entre sa sympathie à l’endroit des infirmières et sa volonté de respecter le cadre budgétaire, se rappelle Wilkins.

Avant les élections générales de 1998, en raison des coupes imposées au ministre de la Santé Jean Rochon, des urgences qui débordent et des listes d’attente qui s’allongent, le gouvernement est constamment attaqué sur sa gestion de la santé. L’année suivante, en l’absence de traitement dans les délais souhaitables, plus de 1000 patients atteints d’un cancer devront être envoyés aux États-Unis.

Bouchard était « attristé » par son bilan dans la santé. À l’approche des élections de 1998, les sondeurs le préviennent : le Parti québécois (PQ) ne pourra être réélu si Rochon est maintenu à la Santé. Bouchard restera solidaire de ce fidèle soldat, qui gardera sa circonscription… de justesse. À la première occasion, Rochon est déplacé à un portefeuille éphémère, la Science. Ironiquement, 20 ans plus tard, Philippe Couillard sera confronté à un problème identique avec l’impopularité de Gaétan Barrette. Il annoncera dès la campagne électorale que ce ministre-boulet serait déplacé au Trésor.

Mais l’aura d’un Bouchard transcendant les crises durera peu. Aux élections générales, à l’automne 1998, les communicateurs du PQ veulent faire à nouveau vibrer cette corde d’un Bouchard « bon père de famille ». « J’ai confiance », le slogan du PQ, tombe un peu à plat. Le Parti libéral obtient davantage de votes. Charest avait, lui, promis de remettre la santé « à l’endroit ».