Une tête qui dépasse à peine le pupitre. Une voix rocailleuse qui ne se rend pas au fond de la salle. Des yeux vifs d’intelligence, mais dissimulés derrière des lunettes conséquentes. À première vue, le juge André Forget n’avait l’air de presque rien. Et je crois bien qu’il était heureux dans ce clair-obscur, dans l’effacement presque complet de sa personne publique.

Aussi faut-il insister pour l’interviewer. Il n’en voit sincèrement pas l’intérêt. Il n’a « rien fait de spécial », redoute les hommages bien plus que les pièges journalistiques.

Il accepte tout de même de me recevoir chez lui, en ce jour de décembre. Il vient d’annoncer sa deuxième retraite, à 80 ans. Il a été l’un des juges les plus éminents de sa génération, 30 ans durant, à la Cour supérieure dès l’âge de 42 ans, puis à la Cour d’appel. Et à 72 ans, il est retourné discrètement dans son ancien bureau d’avocats de Saint-Jérôme (PFD).

PHOTO DAVID BOILY, LA PRESSE

Malgré une brillante carrière au sein de la magistrature, « le plus gratifiant » pour André Forget est ce qu’on lui a demandé de faire après sa retraite : écouter les victimes d’agression sexuelle des communautés religieuses après le règlement d’actions collectives.

C’est justement de ces dernières années que je lui demande de me parler. Car de tout ce qu’il a fait dans une carrière éminente qui s’étale sur 55 ans, ce qui ressort aujourd’hui pour lui, ce qui a été « le plus gratifiant », c’est ce qu’on lui a demandé de faire après sa retraite de la magistrature : écouter les victimes d’agression sexuelle des communautés religieuses après le règlement d’actions collectives.

Rien ne le destinait particulièrement à remplir cette tâche. C’est même par une sorte d’accident qu’il a été désigné, l’autre juriste choisi étant retenu.

La tâche était relativement simple sur papier. Les dossiers étaient réglés ; les communautés religieuses avaient accepté de payer une somme globale pour indemniser les victimes d’agression sexuelle, dont le nombre précis était inconnu. Il s’agissait de rencontrer chaque réclamant et de classer la demande dans l’une des deux ou trois catégories préétablies, selon la gravité des gestes. Il n’avait presque rien à décider, il n’avait qu’à constater.

Ça voulait dire écouter, sans juger.

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Quand les Frères de Sainte-Croix ont réglé une première action collective pour les victimes du collège Notre-Dame de Montréal, du collège de Saint-Césaire et de l’école Notre-Dame de Pohénégamook, une somme globale de 18 millions avait été réservée.

Puis, on lui a confié le dossier des Rédemptoristes. Et celui des Clercs de Saint-Viateur, qui géraient l’Institut des sourds-muets.

Environ 400 hommes ont défilé devant lui au fil des ans et des dossiers. Des hommes de son âge, bien souvent. Et presque tous disaient la même chose en entrant dans son bureau : « Allez-vous me croire ? »

Comme il paraît presque 20 ans de moins que son âge, beaucoup lui disaient : « Vous ne pouvez pas comprendre comment c’était à l’époque. » Et pourtant, cette époque, il l’a vécue. Lui-même était pensionnaire dans un collège à Mont-Laurier.

« Je n’ai jamais été agressé, et personne ne m’en a parlé non plus à l’époque. On savait que certains élèves étaient des préférés de certains professeurs, des chouchous, comme on disait. Ils avaient certains privilèges. Mais qu’est-ce qui pouvait se cacher derrière ça ? Dans mon cas, j’ai peut-être été protégé par le fait que le directeur était le frère de mon père. Je ne sais pas. En fait, sans lui, probablement que je n’aurais jamais fait d’études classiques. »

Dans le premier dossier, chaque réclamation faisait l’objet d’un mini-procès, où l’avocat de la congrégation tentait de minimiser la gravité des faits, demandait un dossier médical, etc. Ce modèle a été abandonné par la suite, et c’est uniquement le juge Forget qui recevait les victimes, seul à seul.

Ces hommes qui défilaient devant lui avaient à peu près son âge. Ils avaient été parmi les rares Québécois de leur génération à suivre le cours classique, la voie étroite menant à l’université et, bien souvent, aux professions libérales. Or, à peine quelques-uns sur ces centaines d’hommes étaient devenus des professionnels. Presque tous avaient eu une vie difficile.

« Ils avaient fait la même vie que moi, c’étaient des gens que j’aurais pu connaître. Ça aurait pu m’arriver. Mais ce qui est triste, c’est qu’eux se demandaient ce qu’ils avaient fait de mal, pourquoi ils ne s’étaient pas défendus… Ils portaient une honte.

Plusieurs avaient essayé d’en parler à leurs parents, mais ceux-ci ne les ont pas crus. Il y avait l’autorité de l’Église, on n’a plus idée de ce que c’était. Quand un candidat se présentait aux élections, il énumérait le nombre de ses parents dans les ordres religieux. C’était une fierté, un prestige pour toute la famille.

André Forget

« On peut penser aussi que pour certains, c’était plus simple de ne pas croire l’enfant, il aurait fallu les reprendre à la maison, interrompre les études… Des parents pensaient aussi que c’étaient des prétextes pour fuir les études. Certains s’étaient plaints à la direction et s’étaient fait dire que ce n’était pas grave, de laisser faire. »

Bref, dans bien des cas, pendant les 30, 40, 50, 60 ans qui ont suivi, ils ont gardé le silence. D’où cette première phrase, comme un leitmotiv : « Allez-vous me croire ? »

« Certains venaient tout juste de le dire à leur femme, quand l’action collective a été annoncée. D’autres avaient gardé le silence. »

Les sourds-muets se présentaient avec un interprète. « Déjà, tu es dans un monde où personne ne te comprend, et tu te fais agresser en plus… »

André Forget a été surpris aussi de voir à quel point les victimes ne voulaient pas que les autres victimes les aperçoivent, en sortant de son bureau. On entrait par une porte, on sortait par l’autre.

« J’imaginais qu’il y aurait une solidarité naturelle, mais c’est la honte qui dominait. Ils craignaient la réaction des gens. On pense que de nos jours on est tellement respectueux et ouverts, mais peut-être pas tant… »

Une femme est venue chercher l’indemnisation pour son petit frère, qui s’était pendu en laissant une lettre. C’est elle qui l’avait décroché.

« Il y a eu plusieurs suicides. »

Un homme en fin de vie l’a reçu à l’hôpital. « Je voulais le dire avant de mourir », a-t-il dit au juge Forget.

Il a vu les victimes des mêmes agresseurs, restés en poste, qui s’en prenaient aux nouveaux, année après année. « Bien sûr que les directions savaient, elles ne pouvaient pas ne pas savoir. Dans certains établissements, sur 100 religieux, il y avait peut-être 10 % d’agresseurs. Ce n’était pas un ou deux ici et là. »

La hantise des communautés religieuses était de ployer sous les fausses réclamations. Mais des centaines de témoignages reçus, avec les mêmes noms, les mêmes détails, les cigarettes offertes, les bonbons, les faveurs, la même émotion chez les victimes… Aucun témoignage n’a paru même douteux.

***

Il n’y avait rien à juger. Il n’y avait qu’à écouter chacun, jusqu’au bout, avec empathie. Mais parfois, ce qui paraît le plus simple est le plus difficile, et ce n’est peut-être pas pour rien qu’André Forget a été un grand juge. Il avait aussi ça dans ses qualifications, en plus de son intellect et de ses connaissances : l’écoute. L’empathie.

Et mieux que tous les hommages, dont il ne veut pas, j’insiste, sa plus grande satisfaction professionnelle à vie tient dans quelques lettres écrites à la main. Elles disent simplement : « Merci, vous m’avez écouté, vous m’avez cru. »