(Abbotsford, Colombie-Britannique) « Plein de gens ont tout perdu »
Par une rare belle journée, fermiers et résidants ont pu aller constater l’ampleur des dégâts dans la plaine de la Sumas, située dans le sud de la Colombie-Britannique. Peine, colère et stoïcisme s’entremêlaient dans un décor dantesque en attendant la prochaine tempête, prévue ce samedi.
Devant sa maison, l’eau jusqu’aux genoux, Bill Warner ne décolère pas. « Il paraît que Justin Trudeau vient dans la région. Vous pouvez l’écrire : plutôt que de se déguiser en Cendrillon, il aurait dû débloquer les fonds nécessaires pour réparer et moderniser la digue, qui ont été demandés plus d’une fois ! »
La digue censée protéger la plaine de la Sumas est évidemment l’un des principaux sujets de discussion parmi les sinistrés. Des ingénieurs avaient prévenu les autorités en 2016 de nombreuses défaillances sur l’ouvrage de 17 km de long. Un rapport similaire avait également été produit il y a plusieurs années. Des demandes de financement aux gouvernements provincial et fédéral sont restées lettre morte.
Les fortes pluies tombées du 13 au 16 novembre n’ont laissé aucune chance à la digue, qui a cédé en quelques endroits. Les résultats ont été catastrophiques pour de nombreux producteurs de légumes, de lait, d’œufs et de poulet.
Une combinaison d’éléments
« Ce qui s’est passé, c’est la combinaison de plusieurs éléments », reconnaît Sandy Otto, croisé en pleine discussion avec son voisin qui possède un élevage de poulets. « Il y a les changements climatiques, bien sûr. Mais il y a la digue. Si elle avait été un peu plus haute, ça ne serait pas arrivé. »
Si M. Otto n’a pas été inondé, son voisin n’a pas eu cette chance. Mais les choses auraient pu être bien pires pour Lawrence Hooiveld, surnommé « Lucky » par ses amis. L’homme vit dans la plaine de la Sumas depuis 34 ans, où il fait l’élevage de poulets. Si son bâtiment de ferme et sa maison ont été envahis par la crue des eaux, Lucky venait tout juste de vendre à l’abattoir ses 50 000 poulets, quelques jours avant la crue historique.
« Je me préparais à recevoir de nouveaux poulets. Je crois que ça va prendre un petit bout avant que je reparte les affaires », dit-il avec philosophie. Lorsqu’on lui raconte notre conversation avec Bill Warner, en colère contre les autorités, Lucky nous montre sa ferme inondée : « Je pourrais être en colère, mais est-ce que ça va changer quoi que ce soit ? »
L’homme reconnaît cependant qu’il a été chanceux dans sa malchance. « Je connais tout le monde ici. Plein de gens ont tout perdu. Il y a beaucoup de poulets qui sont morts noyés. Si j’avais eu mes poulets, j’aurais tout perdu, moi aussi. »
Vaches laitières et tilapias
On retrouve aussi dans la région nombre de fermes laitières qui, malheureusement, ont été inondées. Quelques producteurs ont réussi à sauver une partie de leur troupeau, mais de nombreuses bêtes sont mortes noyées. Le corps d’une vache holstein a dérivé jusque devant la maison de Neil Schellenberg, que nous croisons au volant de son tracteur.
La scène est à la fois triste et surréaliste. Une vache morte sur la pelouse devant une maison qui ressemble à bien des domiciles qu’on peut retrouver dans une banlieue près de Montréal.
« C’est la seule vache qu’un fermier a pu sortir de sa ferme, les 84 autres sont mortes. Mais elle n’a pas survécu, et il a dû l’abandonner », explique l’homme dans la cinquantaine. Il nous montre une autre ferme à l’horizon, située en plein milieu de la plaine inondée : elle abritait 150 bêtes.
M. Schellenberg, lui, a perdu sa ferme d’élevage de poissons et les 150 000 tilapias qui s’y trouvaient. Il estime ses pertes à au moins 1 million de dollars.
Le niveau d’eau descendait lentement, vendredi, mais il pourrait bien remonter dans les prochains jours alors qu’Environnement Canada prévoit de nouvelles pluies ce samedi et dimanche. Jusqu’à 120 mm de précipitations pourraient tomber sur la région ce week-end, tandis qu’une autre rivière atmosphérique est attendue mardi.
Si la situation est toujours critique, c’est qu’une partie de la plaine de la Sumas était toujours inondée, vendredi, a pu constater La Presse. Des policiers contrôlaient d’ailleurs les allées et venues : n’entre pas qui veut dans la zone interdite à ceux qui ne sont pas résidants. Un agent de la Gendarmerie royale du Canada nous a indiqué que des pilleurs essayaient de se faufiler pour aller cambrioler des maisons inondées.
Des légumes partout
De nombreuses routes secondaires sont toujours sous les eaux : il faut s’y aventurer à pied, vêtu de cuissardes de pêcheur. D’entrée de jeu, il ne fait aucun doute que la plaine de la Sumas est une zone agricole. Citrouilles, courgettes, panais, poivrons et piments flottent ici et là. À l’angle de la rue Tolmie et de la route N° 5, il faudrait un canot pour s’y aventurer : l’eau monte presque aux genoux.
Certaines maisons inondées sont néanmoins accessibles, à condition d’avoir une camionnette pour s’y rendre et de bonnes bottes pour marcher dans l’eau. Une quinzaine de camionnettes sont garées près d’une résidence qui a été inondée. Au moins une vingtaine de personnes sont venues donner un coup de main pour sortir ce qu’ils peuvent de la maison de leur ami.
Un peu plus loin, Dale Schwartz essaie tant bien que mal de récupérer ce qu’il peut parmi les jouets appartenant à ses trois enfants. L’homme de 52 ans, qui est venu seul au volant de sa minifourgonnette, a visiblement besoin de parler un peu. « Merci d’être là », dit-il, le regard embué par les larmes. « Je sais que ce ne sont que des biens matériels, mais en même temps, cette maison, c’est ma vie. »
Le père de trois enfants âgés de 8, 10 et 12 ans affirme ne pas vouloir partir. Il reconstruira une maison s’il le faut, ajoute-t-il. « J’ai fait la belle vie plus jeune : je faisais de la moto, j’étais un peu rebelle. Mais depuis que j’ai mes enfants, c’est tout ce qui compte. »
Portrait d’une plaine inondée
La plaine de la Sumas, dans la région d’Abbotsford, est l’une des terres les plus fertiles au pays. Voici un aperçu de ce qui a été inondé en partie dans le sud de la Colombie-Britannique. On y produit notamment des citrouilles, des pommes de terre, des carottes et plusieurs autres légumes. Plusieurs producteurs de bleuets sont aussi établis dans la région et nombre d’entre eux ont été inondés. Un coup dur pour toute la province est assurément l’impact des inondations sur les producteurs d’œufs d’Abbotsford, à qui l’on doit plus de la moitié des œufs produits en Colombie-Britannique. Abbotsford, c’est aussi 16 000 vaches laitières, 40 000 cochons, des moutons, des chèvres et des lamas. On compte également 70 poulets pour chaque habitant de la ville, soit 7 millions de bêtes. Toutes ces fermes n’ont pas été inondées et un certain nombre d’animaux ont pu être sauvés, mais il faudra attendre le retrait complet des eaux avant de comptabiliser les pertes. Le maire d’Abbotsford a reconnu qu’il faudrait possiblement attendre des semaines avant que l’eau ne soit complètement évacuée. Et le travail sera loin d’être terminé.
Éric-Pierre Champagne, La Presse
Source : Ville d’Abbotsford
Nouveau comité sur les phénomènes météo extrêmes
Lors de son passage en Colombie-Britannique, vendredi, le premier ministre Justin Trudeau a annoncé la création d’un « comité sur les phénomènes météorologiques extrêmes et la résilience climatique ». Ce comité sera composé de ministres fédéraux et provinciaux « qui travailleront ensemble et avec les dirigeants autochtones afin d’encadrer l’apport d’un soutien immédiat et constant aux familles, aux entreprises et aux communautés de la Colombie-Britannique qui sont touchées par les phénomènes météorologiques extrêmes ». Justin Trudeau et son homologue provincial John Horgan ont également annoncé que le gouvernement du Canada et le gouvernement de la Colombie-Britannique verseraient chacun des fonds équivalents aux dons faits au Fonds de secours : inondations et évènements météorologiques extrêmes en Colombie-Britannique de la Croix-Rouge canadienne. Pour chaque dollar recueilli par le fonds, 3 $ serviront à aider les sinistrés des inondations.
Éric-Pierre Champagne, La Presse
Un décor post-apocalyptique
Des scènes difficiles à voir avec des routes sous les eaux entourées de débris, de légumes et de traces d’hydrocarbures. Une partie de la plaine de la Sumas était toujours inondée, vendredi, a pu constater La Presse. Portrait d’une catastrophe dont on se souviendra longtemps en Colombie-Britannique.