Les hommes ont voulu dompter les eaux, mais elles ont réussi, une fois de plus, à revenir. Un immense lac se trouvait il y a une centaine d’années dans la plaine agricole de Sumas, à l’est de Vancouver, qui est aujourd’hui lourdement affectée par les inondations qui frappent la Colombie-Britannique.

Des vaches dans l’eau jusqu’au cou, des étables submergées, une étendue d’eau à perte de vue : la plaine agricole de Sumas, à Abbotsford, à l’est de Vancouver, a l’air d’un immense lac.

Et c’est ce qu’elle était il y a à peine un siècle.

Un lac dont la superficie variait énormément d’une saison à l’autre, d’une année à l’autre, allant de quelque 80 km⁠2, en période d’étiage, à 134 km⁠2, lors des crues, s’étendant au-delà de la frontière canado-étatsunienne.

Ces écarts énormes donnaient des maux de tête aux éleveurs des environs, rappelle Terence Day, professeur au département de géographie et des sciences de la terre et de l’environnement du Collège Okanagan, à Kelowna.

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Crue du lac Sumas, en Colombie-Britannique, sur une photo prise entre 1918 et 1924

« Les éleveurs avaient du mal à jongler avec le niveau qui montait, descendait, puis remontait et redescendait, raconte-t-il. Ils faisaient paître le bétail, puis devaient le déplacer quand le lac montait, c’est pourquoi la décision de le drainer a été prise. »

Un canal de dérivation, des digues et une station de pompage ont été construits au début des années 1920, transformant cette vaste étendue d’eau en une plaine fertile, qui nourrit aujourd’hui une bonne partie de la Colombie-Britannique avec ses nombreuses fermes laitières et maraîchères ainsi que sa production d’œufs et de volailles.

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Carte datant de 1876 sur laquelle apparaît le lac Sumas avant qu’il ne soit drainé, en Colombie-Britannique.

Même la route Transcanadienne traverse aujourd’hui ce qui était jadis le lac Sumas.

Ces travaux n’ont toutefois pas empêché des inondations sporadiques de se produire, dont une très importante survenue en novembre 1990.

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Était-ce une bonne idée de drainer le lac ?

Poser la question avec un regard contemporain n’est pas pertinent, estime le professeur Day, qui doute qu’un tel projet se réaliserait de nos jours.

« L’enjeu est de gérer l’héritage de cette décision », dit-il.

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Le lac Sumas en 1913, avant qu’il ne soit drainé

Risque connu… qui évolue

Même si le lac a sombré dans l’oubli avec le temps, le fait de vivre sur un territoire drainé a toujours représenté un risque connu, explique le professeur Day.

« C’est pourquoi les capacités de pompages sont si élevées », dit-il.

Lorsqu’elles fonctionnent à plein régime, les quatre pompes peuvent déplacer l’équivalent du contenu d’une piscine olympique par minute, illustrait vendredi le journal local Abbostford News.

PHOTO JONATHAN HAYWARD, LA PRESSE CANADIENNE

Inondations dans la plaine agricole de Sumas, en Colombie-Britannique, vendredi

Mais le problème est que les calculs de probabilités de récurrences de crues reposent sur des données historiques qui ne tiennent pas compte de facteurs nouveaux, comme le réchauffement du climat, note le professeur Day.

« C’est clair que les risques [d’inondation] augmentent avec le réchauffement de la planète, mais il y a aussi davantage de gens qui vivent [dans la plaine de Sumas] qu’il y a 100 ans », dit-il, ce qui augmente parallèlement l’importance des conséquences d’une inondation.

Une étude réalisée pour la municipalité d’Abbotsford en 2019 rappelait d’ailleurs le risque qu’une crue majeure entraîne l’inondation de la plaine et recrée le lac Sumas.

« Les risques ont toujours été là, mais ils deviennent plus importants avec le temps », dit le professeur Day, estimant qu’il faut intervenir en combinant les solutions à long terme et à court terme.

À court terme, il faut bien sûr aider les gens qui ont perdu leur maison, leur source de revenus, mais à long terme, « il faut reconnaître que le climat change », et agir en conséquence, dit-il, évoquant l’idée appliquée ailleurs dans le monde d’exproprier certaines propriétés pour diriger dans ces secteurs les coups d’eau importants, afin d’en protéger d’autres.

PHOTO FOURNIE PAR TERENCE DAY

Terence Day, professeur au département de géographie et des sciences de la terre et de l’environnement du Collège Okanagan

Ce serait une erreur de penser que tout [ce qui a été détruit ou affecté] doit être reconstruit. Reconstruire n’est pas la meilleure solution à long terme, même si c’est une solution tentante à court terme.

Terence Day, professeur au département de géographie et des sciences de la terre et de l’environnement du Collège Okanagan

Plaine inondable

La grande variabilité de la superficie de l’ancien lac Sumas s’explique par le fait qu’il se trouvait dans la plaine alluviale du fleuve Fraser, qui draine un vaste bassin versant.

« Une plaine alluviale, c’est le secteur dans lequel un cours d’eau peut migrer », explique le spécialiste du comportement des rivières Maxime Boivin, professeur-chercheur en géographie et hydrogéomorphologie à l’Université du Québec à Chicoutimi (UQAC).

Puisqu’il s’agit d’un endroit par définition aux variations d’altitude très faible, un débordement du fleuve pouvait se traduire par la submersion de vastes étendues de terre, exactement ce qui se produit actuellement dans le secteur.

PHOTOT TIRÉE DES ARCHIVES DE LA VILLE DE VANCOUVER

Le lac Sumas vu du mont Sumas, en 1913

Un autre lac bien connu avait à une certaine époque une superficie très variable : le lac Saint-Jean, avant qu’il ne soit transformé en réservoir par la construction de barrages.

Mais la topographie de la région étant très différente de celle de la vallée du Fraser, la crue du lac Saint-Jean se traduisait surtout par une élévation phénoménale de son niveau, rappelle Maxime Boivin.

Ainsi, pour la période de 1913 à 1925, le niveau le plus bas du lac enregistré en période d’étiage avait atteint 96 mètres, contre 101 mètres en période de crue, un écart de 5 mètres.

Cette situation était d’ailleurs « assez unique à l’échelle mondiale », souligne le professeur Boivin.

Précision : Une version précédente de ce texte indiquait erronément que le niveau le plus bas du lac Saint-Jean pour la période 1913-1925 avait été de 86 mètres ; il avait plutôt été de 96 mètres. Nos excuses.

La « récupération » de la plaine

Les ouvrages traitant du drainage du lac Sumas décrivent l’opération comme la « récupération » (reclaim, en anglais) des terres, ce qui en dit long sur la pensée de l’époque, souligne le professeur Terence Day. « C’était vu comme une chose entièrement positive », dit-il. Le terme figure encore sur un panneau historique installé dans la région en 1967, ajoute le professeur Day, rappelant que « c’était avant que les évaluations d’impact environnemental arrivent au Canada ».

3 mètres

Profondeur du lac Sumas avant qu’il soit drainé et hauteur potentielle du niveau que l’eau pourrait atteindre en cas d’arrêt du système de pompage