Alors que le nombre d’heures supplémentaires payées aux policiers
de la Sûreté du Québec (SQ) à taux double est en forte hausse depuis 2017, deux de ses membres dénoncent de façon anonyme une pratique abusive qui permettrait à certains de leurs collègues de bénéficier du traitement très avantageux pendant les week-ends.

Se disant « préoccupée » par nos informations, la SQ a demandé à sa direction des normes professionnelles de faire des « vérifications » au sujet de ces possibles abus. « Ce n’est pas une enquête en tant que telle, mais nous voulons vérifier s’il y a des écarts quant à la politique de gestion ou le code de discipline » des membres du corps policier, a indiqué à La Presse le porte-parole de la Sûreté du Québec Benoît Richard.

La convention collective des policiers de la SQ contient depuis les années 1990 une clause pour rémunérer ses employés à taux double, plutôt qu’à temps et demi, lorsqu’ils sont rappelés au travail pendant leurs vacances ou un jour férié.

Depuis 2017-2018, les sommes que représentent ces heures supplémentaires payées à taux double, tous rangs confondus, ont plus que doublé au sein de la SQ, passant de 2,2 millions à 5,5 millions de dollars pour l’exercice financier 2020-2021, révèlent des données obtenues par La Presse grâce à la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels.

L’année 2021-2022 s’annonce encore plus généreuse, avec déjà 6,5 millions payés à taux double, et ce, seulement pour les six premiers mois de l’exercice financier (qui s’étale du 1er avril au 31 mars). Cette somme représente près de 15 % de toutes les heures supplémentaires payées pendant cette période.

« Choix organisationnel »

Le corps policier, aux prises avec une pénurie d’agents dans de nombreuses régions du Québec, dit avoir fait le « choix organisationnel » de payer des membres à taux double dans certains cas pour éviter de devoir faire appel au « temps supplémentaire obligatoire » (TSO), payé à temps et demi.

« On trouvait intéressant d’appeler des policiers à temps double, que ce soit pour des opérations d’urgences ou pour [toutes sortes d’autres raisons], parce que c’était une façon d’assurer une qualité de vie et une gestion du temps supplémentaire efficace », explique Benoît Richard.

De nombreuses heures payées à taux double sont liées aux importantes inondations de 2019, à la COVID-19 « qui nous a obligés à couper des vacances » ainsi qu’à la couverture policière dans les communautés du Nord québécois, précise M. Richard.

Or, selon deux sources policières qui ont requis l’anonymat par crainte de représailles, la clause de la convention collective qui balise le taux double est appliquée de façon très libérale au sein du corps policier.

De nombreux policiers ne prennent qu’une seule journée de congé pendant leur semaine, par exemple le jeudi, et seraient considérés en « vacances » pendant leur congé hebdomadaire le vendredi, samedi et dimanche. Ils se mettent alors en disponibilité et sont payés à taux double s’ils sont appelés à travailler pendant ce congé hebdomadaire, affirment nos sources.

Les agents utilisent les réseaux sociaux pour connaître les besoins du corps policier, savoir « où sont les trous » pendant les fins de semaine et se rendre disponibles en conséquence, soutiennent nos sources.

Le contrat de travail prévoit pourtant, noir sur blanc, que les membres doivent impérativement prendre leurs vacances « par période d’au moins trois jours ouvrables consécutifs » pour être considérés comme en vacances également pendant leur congé hebdomadaire. Cette clause prévoit cependant certaines exceptions et, selon nos sources, n’est pas appliquée de façon stricte par certains gestionnaires.

Un stratagème utilisé par des enquêteurs

Selon l’un des deux informateurs, le stratagème est particulièrement utilisé par des enquêteurs qui se mettent en congé pour remplacer des patrouilleurs dans des MRC de région la fin de semaine, où des ratios plancher de personnel sont prévus. Les données que nous avons obtenues grâce à la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels indiquent d’ailleurs qu’en moyenne, près de 40 % des salaires à temps double sont versés à du personnel « excluant les patrouilleurs ».

La direction « ferme les yeux » à cause du manque d’effectifs, dit l’une de nos sources policières. « Des patrouilleurs et des enquêteurs font plus d’argent que le premier ministre. Personne ne met son pied à terre, et ce n’est pas normal. »

L’Association des policières et policiers provinciaux du Québec, qui représente 5400 membres de la SQ, réclame dans le cadre de la négociation de sa prochaine convention collective une modification pour que les policiers soient systématiquement payés à taux double lorsqu’ils sont rappelés au travail pendant leur congé hebdomadaire de fin de semaine. Le président de l’association, Dominic Ricard, soutient qu’il est toutefois « impossible » que le mécanisme décrit par nos sources fonctionne, puisque le « système informatique de paie est préprogrammé » pour empêcher ce genre d’abus. « S’il y a un stratagème semblable, c’est sûr qu’on n’est pas d’accord avec ça », dit-il.

Selon le professeur de droit du travail à l’Université Laval Alain Barré, la description du stratagème faite par nos deux sources est « inquiétante ». « Les gestionnaires doivent fermer la porte à ça, mais ça prend peut-être un peu de courage pour le faire », dit-il.

Quand la SQ dit que ça la “préoccupe”, moi, je pense qu’elle est rendue plus loin que ça. Je pense qu’elle doit en être à demander des opinions juridiques pour pouvoir agir.

Alain Barré, professeur de droit du travail à l’Université Laval

« Ça semble presque une façon d’éviter le TSO et de composer avec la pénurie », indique quant à lui Patrice Jalette, spécialiste de la négociation de conventions collectives à l’École de relations industrielles de l’Université de Montréal.

« Est-ce que les supérieurs appliquent la clause de cette manière afin de s’assurer d’avoir la main-d’œuvre disponible la fin de semaine ? Y aurait-il des ruptures de service sinon ? Bref, s’agit-il d’une solution “maison” pour pallier une possible pénurie d’effectifs ? », se demande-t-il.

— Avec la collaboration de William Leclerc