Québec a refusé le plan de l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM), a appris La Presse, en lui reprochant l’absence de « priorisation » dans une longue et coûteuse liste de projets estimés à 57 milliards. De quoi conforter les nombreux détracteurs de l’organisme responsable de planifier tous les transports en commun de la métropole et de ses banlieues.

Québec renvoie l’ARTM faire ses devoirs

Québec a refusé le plan stratégique déposé par l’Autorité régionale de transport métropolitain, l’organisme chargé depuis 2017 de planifier le transport collectif à Montréal. Le gouvernement somme l’ARTM de faire une « priorisation » dans une liste de projets totalisant 57 milliards de dollars et d’établir un « cadre financier » plus précis, a appris La Presse.

« Le ministère des Transports du Québec remarque que le PSD [plan stratégique de développement] présente de nombreux projets potentiels, alors que leur pertinence et leur faisabilité ne sont pas démontrées et que les coûts de réalisation pourraient atteindre 57 milliards », peut-on lire dans un avis de non-conformité envoyé à l’ARTM à la fin de l’été.

Le dépôt de ce plan en avril dernier constituait une étape charnière pour la jeune ARTM. Cet organisme a été créé par une loi pour chapeauter tout le développement du transport collectif du Grand Montréal, qui était écartelé jusque-là entre une série d’acteurs épars. Plusieurs avaient applaudi à l’époque ce coup de barre donné à la gouvernance.

L’ARTM s’est vu confier quatre mandats précis : planifier, organiser, promouvoir et financer les transports en commun.

Parmi ses priorités : mettre de l’ordre dans une copieuse liste de projets à différents stades d’avancement, comme des corridors réservés pour les autobus, le prolongement de la ligne bleue du métro et des extensions du Réseau express métropolitain (REM).

Or, selon Québec, l’ARTM aurait dû en faire davantage pour « prioriser » ces nombreux chantiers dans son plan stratégique de 210 pages. C’est la raison pour laquelle le sous-ministre aux Affaires municipales, Frédéric Guay, a demandé à l’Autorité de « remplacer » son plan dans une lettre envoyée le 13 août, accompagnée d’un « avis formel ».

L’avis obtenu par La Presse, auquel ont contribué des experts des ministères des Affaires municipales et des Transports, formule une série d’exigences et de recommandations. Parmi celles-ci, Québec demande à l’ARTM de « prévoir un mécanisme de collaboration et de coordination avec le MTQ à haut niveau, notamment pour les décisions relatives à l’identification des priorités ».

Québec souhaite aussi que l’Agence tienne compte « davantage des effets de la pandémie de COVID-19, notamment quant à la baisse de l’achalandage, aux revenus et aux services aux usagers ».

Enquête externe

Les critiques de Québec à l’endroit de l’ARTM rejoignent en partie celles émises par les sociétés de transport de la région (STM, STL, RTL et exo). Dans une série de documents destinés au gouvernement et obtenus par La Presse, elles dénoncent plusieurs « dédoublements » entre leur travail et celui de l’ARTM, une lourde « bureaucratie » et un manque de transparence.

Elles accusent aussi l’ARTM de ne pas en faire assez pour assurer un meilleur financement à long terme du transport collectif dans la métropole. Et surtout, elles déplorent des lacunes importantes en matière de planification et de priorisation des projets – l’une des missions centrales de l’ARTM en vertu de la loi adoptée en 2016 à l’Assemblée nationale.

Selon nos informations, les sociétés de transport ont fait connaître leurs griefs dans le cadre d’une enquête menée par la firme Arsenal. Ce cabinet d’experts-conseils déposera un rapport sur la performance de l’ARTM dans les prochains mois au gouvernement. Notons que cet exercice d’analyse a été prévu par la loi, en vue d’« actualiser la mission » de l’ARTM au maximum tous les cinq ans.

Ce n’est pas la première fois que les sociétés de transport dénoncent les façons de faire de l’ARTM. À l’hiver 2020, leurs dirigeants avaient fait front commun pour exprimer leurs récriminations au président du conseil d’administration de l’Autorité, Pierre Shedleur. Le cabinet du ministre des Transports, François Bonnardel, avait été suffisamment alerté pour demander à la direction de l’ARTM de rétablir un climat de collégialité, avait révélé La Presse.

Le directeur général de l’Autorité, Benoît Gendron, reconnaît que son organisme a certaines lacunes à corriger, mais il défend bec et ongles son bilan à l’aube du cinquième anniversaire. Et il estime que les corrections demandées par Québec à son plan stratégique sont mineures.

Il y a eu un seul avis de non-conformité, il va y avoir des ajustements qui vont être faits. Le gouvernement a dit que 95 % du plan est bon.

Benoît Gendron, directeur général de l’ARTM

« De toute façon, le PSD est révisé sur une base annuelle, et tous les cinq ans il est mis à jour, précise-t-il. Ça va correspondre parfaitement aux étapes. »

Le patron de l’ARTM indique que ses équipes ont déjà rempli plusieurs des demandes faites par Québec et qu’elles sont à pied d’œuvre pour déposer un nouveau plan stratégique. Le nouveau document comportera « des blocs d’étude, des blocs de planification et des blocs de réalisation » mieux définis pour les différents projets, a-t-il précisé.

Le sous-ministre Guay, qui a envoyé l’avis de non-conformité en août, a malgré tout tenu à « souligner » le travail fait par l’ARTM. Il précise que les orientations de son plan remplissent « dans l’ensemble » les attentes du gouvernement.

Une version préliminaire de ce plan avait été taillée en pièces par la Ville de Montréal à la fin de 2019. La municipalité dénonçait l’absence de priorisation pour les grands projets et plusieurs autres lacunes.

« Le bordel »

Benoît Gendron souligne que la tâche de « recension » amorcée en 2017 était immense. Ses équipes ont dû faire le tri entre une pléiade de projets à différents stades d’avancement et de planification. L’ARTM s’est aussi attaquée à la réforme de la tarification des transports en commun, qui comprenait 700 titres différents, 17 grilles tarifaires et 8 zones pour l’ensemble de la région métropolitaine.

« Il y avait le bordel dans un certain nombre de choses », résume Benoît Gendron, qui ajoute que le système tarifaire était d’« une complexité folle ».

La refonte tarifaire sera implantée graduellement d’ici à 2023 et viendra prendre en compte l’arrivée du REM, un réseau de train automatisé construit et exploité par CDPQ Infra. Il y aura à terme quatre zones tarifaires dans le Grand Montréal, et seulement deux titres : l’un « tous modes », qui permettra d’utiliser le métro, le REM, le bus et les trains de banlieue, et un autre appelé « bus partout ».

M. Gendron reconnaît que l’arrivée du REM et la possible construction d’une deuxième phase, le REM de l’Est, ont fortement brassé les cartes dans les transports en commun à Montréal. Plusieurs acteurs du milieu estiment que l’ARTM a été écartée de la prise de décision dans ce dossier, ce qui semble illogique puisque l’organisme devrait, selon la loi de 2016, être à l’origine de toute la planification des transports dans la métropole.

PHOTO OLIVIER PONTBRIAND, ARCHIVES LA PRESSE

À sa création, en 2017, l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM) s’est vu confier quatre mandats précis : planifier, organiser, promouvoir et financer les transports en commun de la grande région de Montréal.

La gouvernance des transports en commun à Montréal

1996

L’Agence métropolitaine de transport est créée pour coordonner et étendre le réseau des trains de banlieue. L’AMT pond en 1997 un tout premier plan stratégique.

2001

Création de la Communauté métropolitaine de Montréal, qui regroupe les 82 municipalités de la région. Les travaux de la CMM ont permis l’adoption du Plan métropolitain d’aménagement et de développement.

2015

Au moment où la construction du nouveau pont Champlain débute, Québec mandate la Caisse de dépôt et placement du Québec pour étudier deux projets de transport qui planaient depuis des décennies : un lien ferroviaire entre la Rive-Sud et le centre-ville et un lien vers l’aéroport. La filiale CDPQ Infra voit le jour.

2016

Moins de 300 jours après sa création, CDPQ Infra propose le Réseau électrique métropolitain – devenu « express » par la suite. Le REM vise non seulement à relier la Rive-Sud et l’aéroport au centre-ville, mais aussi l’Ouest-de-l’Île et Deux-Montagnes au sein d’un réseau automatisé de 67 km. CDPQ Infra propose de financer, construire et exploiter le REM sous la forme d’un « partenariat public-public ».

2016

Québec adopte une loi qui vient dissoudre l’AMT. D’une part, l’exploitation des trains et bus de banlieue est confiée à RTM (devenu exo), et d’autre part, l’ARTM est créée pour planifier et financer le transport collectif. Les sociétés de transport comme la STM et la STL deviennent des « exploitants » qui sont liés par des contrats de service. L’ARTM commence ses activités en juin 2017.

2018

CDPQ Infra amorce les travaux de construction du REM. Le gouvernement Legault mandate le groupe l’année suivante pour étudier des prolongements du REM vers Laval, la Rive-Sud et l’est de l’île. Cette annonce crée des remous politiques à Montréal. La mairesse Valérie Plante déplore que l’ARTM ait été écartée du processus.

2020

CDPQ Infra annonce son projet du REM de l’Est, évalué à 10 milliards. L’objectif : relier le centre-ville à la pointe est et au nord-est de l’île avec un tracé surtout aérien. Ce projet vient une fois de plus soulever des questions sur la gouvernance du transport collectif à Montréal.

2021

En juin, le projet de prolongement de la ligne bleue subit une cure minceur, après une analyse du dossier par un comité spécial mandaté par Québec. La facture du projet, qui avait gonflé à 6,9 milliards, est ramenée autour de 5,7 milliards. Quelques mois plus tôt, La Presse avait révélé que la gouvernance du projet était écartelée entre 14 comités et jugée « déficiente ».

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Depuis 2017, les sociétés de transport du Grand Montréal – STM, STL, RTL et exo – sont chapeautées par l’Autorité régionale de transport métropolitain (ARTM).

Implantation de l’ARTM : Un exercice « de 10 à 15 ans »

La création de l’ARTM en 2017 a constitué un changement « très important » qui suscite « énormément de résistance » de la part des sociétés de transport comme la STM, fait valoir le directeur général de l’organisation. Il demande qu’on lui laisse le temps de remplir sa mission.

« On s’aperçoit que les modèles prennent un certain temps avant d’arriver à maturité, le temps que chacun comprenne son nouveau rôle, avance Benoît Gendron. On parle de 10 à 15 ans avant d’atteindre la pleine maturité comme organisation. Nous, on en a quatre actuellement. On est au tout début des terrains respectifs à occuper. »

Le modèle de gouvernance mis en place dans la métropole – avec une seule organisation qui chapeaute et planifie tous les transports en commun – s’inspire de ce qui existe dans d’autres grandes villes du monde, dit M. Gendron. Il cite les exemples de Paris, Barcelone et Londres, qui se sont tous dotés de telles autorités.

En se fiant à ce qu’il a constaté en Europe, M. Gendron estime que l’ARTM a fait les choses au bon rythme jusqu’ici.

L’implantation est graduelle. Je pense qu’on est rendus à peu près là où on devrait être rendus. Peut-être pas assez loin pour certains, trop pour d’autres. […] Ce sont des changements profonds, et il faut laisser le temps faire son œuvre.

Benoît Gendron, directeur général de l’ARTM

Les sociétés de transport du Grand Montréal – STM, STL, RTL et exo – voient les choses autrement. Dans une série de documents destinés au gouvernement, obtenus par La Presse de sources confidentielles, elles citent des dizaines d’exemples de problèmes concrets liés à la gestion de l’ARTM.

La Société de transport de Laval estime que l’ARTM « devrait se transformer en une organisation plus petite, plus souple et plus efficace et se voir délester de certaines de ses responsabilités, pour se concentrer davantage sur un rôle de conseil stratégique auprès du gouvernement du Québec ».

Le Réseau de transport de Longueuil demande lui aussi une « révision » de la mission de l’ARTM. Le RTL croit que les sociétés de transport devraient retrouver le contrôle de leurs finances afin de « demeurer [efficientes] tout en évitant l’alourdissement des procédures et la duplication des tâches, voire en limitant la bureaucratisation », peut-on lire.

La Société de transport de Montréal critique aussi la centralisation du financement entre les mains de l’ARTM, qui n’aurait fait qu’amplifier la bureaucratie.

« Le simple fait de faire transiter par l’ARTM toutes les sources de financement, pour les redistribuer aux OPTC [sociétés de transport], ne fournit aucun bénéfice pour assurer un financement stable, prévisible et pérenne pour la région, indique le document de la STM. Plutôt, cette pratique a complexifié les échanges et multiplié les intervenants. »

Les dirigeants des sociétés de transports ont aussi fait part de leur position dans une série d’entrevues avec La Presse ces dernières semaines.

« Ramener les clients »

Benoît Gendron, grand patron de l’ARTM, ne se formalise pas des nombreuses critiques dirigées vers son organisation.

La priorité, c’est vraiment de ramener les clients dans les transports collectifs [au sortir de la pandémie de COVID-19].

Benoît Gendron

Il estime que les sociétés de transport ont été bousculées par les « changements significatifs » dans leurs responsabilités, en particulier la perte du contrôle de leurs budgets respectifs.

« Avant, une société de transport montait son budget, elle avait ses revenus usagers, elle avait ses revenus en provenance du gouvernement, ses revenus de publicité, et il y avait une colonne de dépenses, relate-t-il. Elles contrôlaient l’ensemble de leur budget. Maintenant, elles n’en ont plus, de revenus. Ce n’est pas rien. C’est prévu par la loi. Les revenus vont à l’Autorité. Ce n’est pas bien compris encore dans l’ensemble de la population. »

M. Gendron reconnaît néanmoins que l’ARTM pourrait revoir certaines façons de faire. « On a tous à s’améliorer dans le cadre d’une relation. Je dirais que la journée où on met le client au cœur de nos décisions, déjà, on va venir éliminer un paquet d’obstacles. Ça, ça dépasse les territoires respectifs de chacun, y compris le mien. »

Québec attend le rapport

Le cabinet du ministre des Transports, François Bonnardel, a indiqué à La Presse vouloir attendre de recevoir le rapport de la firme Arsenal d’ici les prochains mois avant de se prononcer sur la performance de l’ARTM. Une attachée de presse a rappelé que Québec avait offert 1,4 milliard en aide aux sociétés de transport de la province pour les aider à traverser la pandémie.

Le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation, qui a reçu le plan stratégique de l’ARTM et a publié l’avis de non-conformité, « accompagne l’ARTM dans ses démarches en vue de l’adoption d’un document conforme », a indiqué un porte-parole.