Le ministère des Transports du Québec (MTQ) a décidé de porter en appel un jugement de la Cour supérieure qui lui ordonne de procéder à des travaux correctifs sur une route jugée dangereuse depuis plus de 20 ans, à Wentworth-Nord, dans les Laurentides.

La petite municipalité de 1500 âmes a porté ses travaux de voirie devant la Cour, en 2019, après que le MTQ eut refusé de programmer une réfection de la route Principale de Wentworth-Nord, malgré les recommandations d’une de ses propres études.

Dans sa décision du 18 janvier dernier, la juge Élise Poisson écrit que « le Tribunal ne peut pas justifier ou endosser une telle passivité, considérant que la problématique est reconnue par le MTQ, qu’elle contribue à causer des accidents, que le taux d’accident est supérieur au taux critique, et qu’un délai de plus de 20 ans s’est écoulé » depuis la première fois où le MTQ a inscrit ce projet de réfection à sa programmation, en 2000 (voir chronologie).

La juge interroge l’inaction et la bonne foi du Ministère dans une affaire qui traîne depuis deux décennies malgré des sorties de route fréquentes et un défaut de conception routière dont tout le monde reconnaît l’existence.

Le MTQ explique le report répété de la réalisation de travaux en raison des budgets alloués par le gouvernement et du degré d’importance de cette route par rapport aux autres routes du territoire québécois, notamment en raison du fait que celle-ci supporte un faible débit journalier de 740 véhicules.

La juge Élise Poisson, dans sa décision de 26 pages

Mais après avoir longuement analysé le processus administratif menant à la décision de réaliser (ou pas) un projet routier, elle conclut « des décisions prises par le MTQ au cours des 20 dernières années, et plus particulièrement à l’automne 2019, que ce projet de réfection ne se réalisera pas, à moins d’un accroissement de la gravité des accidents ».

PHOTO ALAIN ROBERGE, LA PRESSE

Lors du passage de La Presse, une équipe de techniciens en arpentage prenait des relevés sur le tronçon en litige.

En raison des procédures judiciaires en cours, le MTQ a décliné la demande d’entrevue. Par contre, jeudi dernier, lors d’une visite de La Presse, une équipe de techniciens en arpentage prenait des relevés sur le tronçon en litige et dans les bois entourant la route, ce qui laisse supposer que la route sera élargie.

Un court segment problématique

Wentworth-Nord est une petite municipalité des Laurentides qui compte un peu plus de 1500 habitants répartis principalement dans les hameaux de Laurel et de Montfort, sur un vaste territoire de plus de 171 km2. Cela équivaut à plus du tiers de l’île de Montréal.

La municipalité compte une centaine de lacs. Une seule route collectrice, la route Principale, sillonne le territoire et relie entre eux les chemins locaux, les lacs et les agglomérations résidentielles.

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Wentworth-Nord est une petite municipalité des Laurentides comptant un peu plus de 1500 âmes.

Il s’agit d’une route secondaire à deux voies relativement banale, entourée de forêt dense, comme il y en a partout au Québec. En comptant le tronçon du chemin Saint-Michel dans le secteur voisin de Pine Hill, au sud de Wentworth-Nord, la route Principale serpente entre les lacs sur une trentaine de kilomètres entre la route 327, au sud, et la route 364, au nord.

Le segment en litige situé dans le secteur Montfort, dans le nord du territoire, ne fait que 200 m de long, à l’ouest du chemin du lac Capri, et est visiblement de qualité inférieure par rapport au reste de la route.

En roulant vers l’ouest, avant de s’engager dans une courbe prononcée annoncée par des chevrons, de nombreux automobilistes perdent momentanément la maîtrise de leur véhicule à cause d’un « devers inversé ». La route penche du mauvais côté.

Un ingénieur embauché par la municipalité pour analyser le profil de la route et proposer les correctifs, André Philippe Hébert, décrit le problème dans un rapport déposé à la Cour.

« Depuis des décennies, écrit-il, cette route collectrice à deux voies génère des sorties de route, principalement en hiver. Nous avons étudié la problématique de cette courbe dangereuse. La courbe intérieure de cette chaussée qui tourne à environ 110 degrés n’a jamais été dotée de drainage, et le devers de la voie extérieure est inversé. Le dénivelé sur les 180 premiers mètres représente une pente de 5 % descendante sur ce tronçon, en surplus. 

« Toute l’eau du côté amont de la montagne traverse la chaussée pour continuer sa trajectoire dans le bassin versant. Il en résulte, principalement en hiver, que le chemin se glace facilement. De plus, dans ce virage en pente descendante, les véhicules sont éjectés par la force centrifuge sans aucun devers prononcé pour les retenir. »

Pouvoir et bonne foi

Au début de 2019, une étude de besoins réalisée par le MTQ, à l’insistance de la municipalité, estime que les demandes de Wentworth-Nord sont « pertinentes » et recommande une réfection complète de la route sur un tronçon de 2,7 km, l’élargissement des voies à 3 m, et « minimalement, la correction du devers de la courbe ».

Le Ministère ne donnera pas suite à ces recommandations. Car une étude de sécurité produite en parallèle, par le MTQ aussi, vient complètement contredire l’étude de besoins. Elle conclut que la courbe problématique n’a « pas le caractère de dangerosité décrit par la municipalité » et qu’une intervention « n’est pas requise de manière urgente ou immédiate » sur la route Principale de Wentworth-Nord.

La preuve administrée établit de manière prépondérante et convaincante que l’analyse de sécurité […] tire ses constats et conclusions à partir de données incomplètes.

La juge Élise Poisson, dans sa décision de 26 pages

Dès le départ, le Procureur général du Québec a plaidé que le recours de la municipalité était irrecevable « en raison de la nature discrétionnaire du pouvoir exercé par le MTQ à l’égard des travaux de réfection de la route Principale ».

Ce pouvoir, argue la juge Poisson, n’est pas absolu, et peut être contesté s’il est exercé « à des fins impropres, de mauvaise foi, selon des principes erronés ou de façon discriminatoire et injuste, arbitraire ou déraisonnable ».

« En l’espèce, conclut-elle, la problématique du segment en litige, reconnue par le MTQ, cumulée à l’inaction de celui-ci, s’échelonnant sur plus de vingt ans, malgré des accidents attribuables à cette problématique, ne saurait correspondre à l’exercice de bonne foi de son pouvoir discrétionnaire de prioriser les projets devant être réalisés. »

Le 10 mars dernier, la Cour d’appel du Québec a accepté d’entendre l’appel demandé par Québec, parce que ce jugement « présente des questions nouvelles et de principe qui doivent être soumises à la Cour, dont celle portant sur l’étendue du pouvoir de la Cour supérieure d’ordonner au [MTQ] d’exécuter des travaux routiers sur un chemin public ».

Chronologie

1982-1990 : le MTQ procède à des travaux de réfection en deux phases sur un tronçon d’environ 9,5 km de la route Principale à Wentworth-Nord. Une troisième phase, sur un tronçon d’environ 3,7 km, comprenant le segment en litige, est planifiée, mais elle n’est pas programmée pour réalisation.

2000-2005 : le projet figure pour la première fois dans la planification quinquennale du MTQ et concerne un tronçon de 2,7 km. Aucun budget n’est alloué au projet et aucun échéancier n’est fixé.

2010-2015 : le même projet est inscrit à la planification quinquennale 2010-2015, mais ne fait pas partie des projets programmés pour réalisation.

Novembre 2012 : le MTQ avise la municipalité qu’« à la suite d’une révision de l’analyse de sécurité, et en tenant compte des disponibilités budgétaires, le Ministère ne prévoit pas intervenir à court ou moyen terme afin de modifier le tracé de la route Principale ».

11 juillet 2018 : le MTQ réitère à la municipalité qu’« un projet relatif à la réfection de la chaussée sera inscrit dans la planification quinquennale, mais l’année de réalisation dépend des différentes priorités en matière d’intervention sur le réseau ».

Début 2019 : une étude de besoins du MTQ conclut que « la route Principale présente plusieurs déficiences », que le secteur est problématique sur le plan de la sécurité, et que la requête de la municipalité est « pertinente ». L’étude recommande l’élargissement de la route sur environ 2,7 km à l’ouest du segment problématique, « et minimalement la correction du devers de la courbe ».

25 juillet 2019 : le MTQ avise la municipalité par écrit qu’une étude d’opportunité a été amorcée et que ce projet sera éventuellement inscrit dans la planification de 2020-2025, « selon la priorité de ce projet parmi l’ensemble des besoins répertoriés de la Direction générale Laurentides-Lanaudière (DGLL), selon les principes de gestion intégrée des actifs ministériels, selon les budgets alloués dans l’axe amélioration et selon la capacité de réalisation de la DGLL ».

9 août 2019 : comprenant que le projet ne procédera pas, la municipalité dépose un recours en Cour supérieure du Québec.

19 janvier 2021 : la juge Élise Poisson de la Cour supérieure, district de Terrebonne, ordonne au MTQ d’exécuter les travaux de correction demandés par la municipalité dans un délai de 24 mois.

10 mars 2021 : la Cour d’appel accepte d’entendre l’appel fait par le Procureur général du Québec au nom du MTQ.

Source : Municipalité de Wentworth-Nord c. Procureur général du Québec, jugement de la Cour supérieure