Le métier, les médias, la salle de rédaction de La Presse, et vous

Il n’y a finalement pas eu de vitres cassées au centre-ville à la suite de la défaite du Canadien. Pas de feux déclenchés devant le Centre Bell, de véhicules de patrouille renversés ou d’échauffourées avec les policiers.

Mais nous n’avons pas été épargnés pour autant par les débordements. Ils n’ont juste pas eu lieu sur l’espace public : plutôt sur l’agora numérique.

Les séries de la Coupe Stanley ont eu ceci de particulier cette année qu’elles ont infligé aux journalistes sportifs, à La Presse et ailleurs, le traitement virulent réservé habituellement aux chroniqueurs d’opinion les plus tranchés.

Rien de bien glorieux ici. Comme si le niveau collectif d’agressivité n’avait plus de frontière et se répandait partout, même là où on l’attend le moins.

Je comprends que ce sport ait une connotation quasi religieuse ici et qu’il alimente les débats depuis toujours. Mais je ne me souviens pas d’une époque où les journalistes sportifs appréhendaient autant la publication de leurs textes en raison de la virulence des commentaires qui allaient immanquablement suivre…

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On le sait, la dégradation du débat public est aujourd’hui manifeste sur les réseaux sociaux, et pas seulement pour les journalistes.

Voyez comment des personnalités pourtant fortes ont avoué être ébranlées par ce qui se passe depuis un moment, au point de tourner le dos à ce qu’ils font de mieux.

Boucar Diouf qui avoue ne pas « avoir la carapace » pour être fou du roi à Tout le monde en parle.

Safia Nolin qui cesse de composer « tellement c’est tough ».

Ou le Pharmachien qui met en veilleuse la vulgarisation scientifique sur les réseaux sociaux en raison d’une « anxiété profonde ».

Mais derrière toute cette haine qui déferle ouvertement sur les réseaux sociaux, il y a un autre problème plus insidieux dont on parle moins : les courriels.

S’il est vrai que les réseaux sociaux font office de nouvelle place publique au XXIsiècle, les boîtes de courriels en sont les égouts. Des égouts où circulent toutes les ordures possibles et imaginables.

C’est à cette agressivité qu’ont goûté les journalistes sportifs ces dernières semaines. Une agressivité qui transforme le « t’es dans le champ » d’une autre époque en un « maudit pourri, câlisse de journaleux de mon cul, tu mérites de mourir ». Juste parce que tu ne penses pas comme moi.

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Comprenons-nous bien, ce qu’ont vécu les reporters sportifs ces dernières semaines, ce n’est rien en comparaison de ce que reçoivent les journalistes qui couvrent des sujets plus controversés, particulièrement les femmes, et encore plus si elles font partie d’une minorité culturelle.

Mais le sort réservé aux journalistes qui couvrent le hockey est éloquent en ce qu’il montre que plus personne n’échappe au défoulement, un phénomène qui a pris de l’ampleur avec la pandémie.

Si bien que les infortunes du CH, quand il perdait contre Toronto, par exemple, étaient aussitôt attribuées aux reporters. Soit parce que ces derniers étaient trop négatifs, ce qui minait soi-disant le moral du vestiaire. Soit parce qu’ils étaient « vendus » au CH et refusaient de poser les vraies questions, ce qui empêchait les nécessaires congédiements.

Des exemples ?

« Pauvre petit lèche-cul. »

« Suce ma marde, osti de pas bon. »

« T’es une marde, tu vaux rien. »

J’arrête ici.

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On a trouvé des moyens à La Presse d’éviter aux journalistes ce torrent de haine en leur permettant d’envoyer les courriels des lecteurs dans des dossiers qu’ils peuvent consulter au moment choisi. Non pas le samedi matin au réveil, en regardant leur cellulaire.

Mais ces messages haineux ont néanmoins un impact qui dépasse le journaliste qui les reçoit. Cette vague d’insultes oblige les médias à encadrer de manière beaucoup plus serrée ce qui se publie et ce qui ne se publie pas.

Prenez l’exemple récent de CBC News, qui a désactivé en juin la section ouverte aux commentaires sous ses publications Facebook pour un mois, jusqu’à ce dimanche, en fait. Car il est « presque garanti de faire face à de la haine, du racisme et de la violence » sur ce réseau.

On en vient ainsi à mettre un couvercle sur ce qui alimentait le débat public à une autre époque, en raison de ces trolls qui se multiplient, incapables de respect et de civilité.

À La Presse, il y a un moment que nous avons éliminé les commentaires sous les textes web. On se le fait d’ailleurs reprocher régulièrement. Et c’est vrai que c’est dommage. Mais il suffit d’une attaque raciste, d’un commentaire haineux ou d’une remarque misogyne pour faire déraper la discussion, voire pour nous exposer à une poursuite, puisque nous sommes responsables de ce qui se publie sur nos plateformes.

Si c’était périlleux il y a 10 ans, imaginez aujourd’hui…

C’est entre autres pour ça que nous avons une section Débats ouverte aux commentaires. On ne publie qu’une fraction de ce qu’on reçoit, hélas, mais c’est le prix à payer pour nous permettre de sélectionner ceux qui méritent vraiment de se retrouver sur la place publique et d’enrichir le débat.

Vous avez peut-être d’ailleurs remarqué que nous élargissons tranquillement aux autres sections ce dialogue avec les lecteurs, depuis quelques mois. La section Sports vous a ainsi invités à réagir tout au long des séries et à envoyer vos messages, pour que nous puissions faire une sélection et les publier par la suite.

Cette initiative se poursuivra cet automne, car nous croyons fermement à la publication de diverses opinions… dans le respect et la civilité. Loin des trolls, et des goons.

Écrivez à François Cardinal