Tous les 1er juillet, des familles se retrouvent à la rue, sans logement. Et ce sera pire cette année à Montréal. La conjonction de la pandémie et de la folie immobilière a provoqué une situation qui se répercute sur les plus vulnérables.

Un cauchemar pour de nombreux locataires

« J’étais un homme tranquille dans son appartement, dans son trois et demie. »

Mohammad, 61 ans, aurait voulu rester cet homme tranquille. Mais le 1er juillet, il se retrouvera sans bail. Et sans logis.

La nouvelle propriétaire du triplex de Rosemont dans lequel il habite depuis cinq ans lui a dit en décembre qu’elle souhaitait récupérer son trois et demie, payé 630 $ par mois, pour y loger ses parents qui arrivent du Viêtnam.

Mohammad, qui préfère taire son vrai nom par peur de représailles, n’avait jamais eu de mal à se loger dans le passé. Mais cette fois, les choses sont différentes.

C’est sûr qu’il y a des appartements, mais je n’ai pas les moyens. Je ne peux pas mettre plus de 700 $ dans le loyer pour me permettre, avec beaucoup de difficulté, de joindre les deux bouts. J’ai un problème de santé, en plus.

Mohammad

Et 700 $ par mois, dans son cas, c’est plus de 50 % de ses revenus. « Je coupe ailleurs. Mais je ne peux pas me permettre d’habiter n’importe où, dans un appartement où il y a des coquerelles – j’en ai eu tellement ! – ni des souris. Moi, ça fait 34 ans que je suis locataire à Montréal. Je n’ai jamais vécu une situation comme ça : le monstre d’être dans la rue. »

Des cas par centaines

Des centaines de locataires vivent le même cauchemar, à la veille du jour du déménagement.

Selon le Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), 40 % des ménages montréalais qui font une demande d’aide à l’Office municipal d’habitation de Montréal (OMHM) parce qu’ils n’ont pas signé de bail pour le 1er juillet sont victimes d’évictions.

« Les comités logement dans Montréal-Nord, Ahuntsic, Cartierville ou dans Montréal-Est n’ont jamais vu autant de cas d’évictions dans les deux dernières années », affirme Maxime Roy-Allard, du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec (RCLALQ).

C’est généralisé. Même nos collègues dans Lanaudière, en Montérégie n’ont jamais vu autant de cas d’évictions et de gens qui n’arrivent pas à trouver des logements abordables.

Maxime Roy-Allard, du Regroupement des comités logement et associations de locataires du Québec

M. Roy-Allard s’attend d’ailleurs à voir d’autres cas d’évictions au cours des prochains mois parce que « les gens vont avoir loué des logements trop chers pour leurs moyens ».

Dans Parc-Extension, André Trépanier, du Comité action de Parc-Extension (CAPE), cite le cas d’un propriétaire qui tente d’évincer les occupants de 11 des 20 appartements de son immeuble, avenue de l’Épée, près de la Métropolitaine. « Il allègue que ce sont les locataires qui sont responsables de la mauvaise condition de l’immeuble, dit-il. Dans un des dossiers, il réclame à la locataire en dommages matériels les contraventions qu’il a reçues de la Ville de Montréal. »

La mère de Louis Pope, décédée en janvier, habitait dans cet immeuble depuis 16 ans. Son loyer s’élevait à 518 $ par mois pour un trois et demie. Le propriétaire réclame à M. Pope des dommages-intérêts matériels à la suite de la résiliation du bail. Il demande maintenant 925 $ par mois pour un trois et demie rénové.

PHOTO FRANÇOIS ROY, LA PRESSE

La mère de Louis Pope habitait dans un immeuble où 11 des 20 locataires sont victimes d’une éviction, dans Parc-Extension.

« Les problèmes ont commencé l’an dernier, raconte M. Pope, 61 ans. Il prétend que les locataires n’entretiennent pas bien les logements, qu’ils apportent des coquerelles. Il fait de fausses allégations pour évincer d’innocentes personnes. Je les connais et ce sont des personnes vraiment gentilles et très respectueuses. »

Sans précédent

Dans Côte-des-Neiges–Notre-Dame-de-Grâce, la vague d’évictions est aussi sans précédent, observe Saray Ortiz Torres, organisatrice communautaire au Projet Genèse. « On pense qu’il y a entre 25 et 30 bâtiments qui sont visés par des avis d’éviction pour agrandissements et subdivisions », note-t-elle.

Arthur Nelson vit dans l’un de ces immeubles depuis six ans, sur le chemin de la Côte-Sainte-Catherine. Son loyer est de 765 $ par mois pour un trois et demie. Le nouveau propriétaire a demandé à tous les locataires de partir pour qu’il puisse faire des rénovations majeures. Il offre trois mois de loyer et rembourse les coûts du déménagement.

« Je n’ai pas l’intention de bouger, lance l’homme de 71 ans. Je ne bougerai pas. »

Son voisin refuse également de partir. « Les autres locataires ont peur et partent en pleurnichant, dit-il. Moi aussi, je suis frustré. J’essaie de trouver un nouvel appartement, mais c’est trop cher. C’est 1300 $, 1400 $. C’est impossible de déménager pour moi. » Son loyer est de 820 $ pour un quatre et demie.

À Montréal-Nord, où les logements disponibles se font rares, Jacynthe Morin, du Comité logement, remarque aussi une hausse des reprises de logements. « Cette année, on a traité plus de 50 cas de reprises, indique-t-elle. Pour nous, c’est une grosse augmentation. C’est pas des choses qu’on voyait avant. »

Yadira Molina, 64 ans, habite dans le quartier. Après avoir eu des ennuis avec le nouveau propriétaire de son immeuble, où elle était locataire depuis 24 ans, elle a dû déménager le 1er juin. Son loyer est passé de 775 $ à 890 $ pour un logement plus petit. « C’est une grosse augmentation, mais au moins, j’ai trouvé quelque chose, se console-t-elle. Le mois de mai a été un mois noir pour moi. »

Les parents de Karla Rebecca Lino sont aussi à Montréal-Nord. « Ça fait 30 ans qu’ils sont dans le même logement, sans aucune rénovation, précise Mme Lino. Il y a de la moisissure dans la salle de bains, les robinets sont pourris, et la porte de la chambre est brisée. Mais le propriétaire n’écoute pas. Il a dit : « Si vous voulez qu’on répare votre logement, vous allez payer 800 $ au lieu de 695 $.’’

« Mon père a lâché prise. Il a peur des conséquences. »

Les appels à l’aide augmentent, encore

À moins d’une semaine du jour du déménagement, l’Office municipal d’habitation de Montréal (OMHM), qui gère et administre des logements et des programmes d’habitation sur l’île, a reçu 10 % plus d’appels qu’en 2020, qui était une année record.

PHOTO BERNARD BRAULT, ARCHIVES LA PRESSE

Selon la SCHL, le taux d’inoccupation dans la métropole est de 3,2 %.

« En date du 23 juin, l’an passé, on avait 412 requêtes. Cette année, on est rendu à 455 », précise Robert Beaudry, responsable de l’habitation au sein du comité exécutif de l’administration Plante. La Ville de Montréal se prépare à accompagner 450 ménages sans logis, le 1er juillet, et à en héberger 130.

Aucun quartier n’est épargné, dit Véronique Laflamme, porte-parole du Front d’action populaire en réaménagement urbain (FRAPRU), qui rappelle que 200 ménages montréalais étaient dans la rue au 1er juillet 2020 et que 200 autres s’étaient ajoutés au cours des semaines suivantes.

« Ça se déplace entre autres vers Montréal-Nord, où le taux d’inoccupation est très bas. Dans Hochelaga-Maisonneuve, les prix augmentent aussi. Si on regarde les loyers familiaux, dans Rosemont–La Petite-Patrie, dans Villeray et dans Montréal-Nord, les taux d’inoccupation sont particulièrement bas. »

« On va être prêts »

Heureusement, tant la Ville de Montréal que le gouvernement Legault ont pris les grands moyens pour venir en aide aux locataires en difficulté le 1er juillet. Des millions. Tant et si bien que la grande majorité des familles sera accompagnée dans ce moment difficile.

On va être prêts. On travaille en partenariat avec les groupes communautaires. Il y a une ligne directe. Le 311, c’est l’entrée première. On va héberger les gens, on va les soutenir, on va faire de l’entreposage.

Robert Beaudry, responsable de l’habitation au sein du comité exécutif de la Ville de Montréal

De son côté, le gouvernement a bonifié de 60 millions le Programme de supplément au loyer pour aider 2500 ménages à payer leur loyer partout au Québec. Deux millions ont aussi été accordés aux municipalités qui viendront en aide aux ménages sur leur territoire.

La pointe de l’iceberg

Mais la crise du 1er juillet n’est que la pointe de l’iceberg. Si ces mesures d’urgence réussissent à s’attaquer aux symptômes, la maladie, elle, reste entière, soit l’absence de logements de taille suffisante et à prix abordables pour répondre aux besoins des personnes et des familles qui ont moins de marge de manœuvre financière.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

La crise du logement est principalement attribuable à un nombre insuffisant de logements sociaux.

Derrière cette crise, qui revient chaque année, il y a plusieurs problèmes, dont l’explosion de l’immobilier, l’embourgeoisement et la location à court terme d’appartements qui réduit le bassin de logements disponibles. Il y a aussi les abus de propriétaires qui usent de stratagèmes pour déloger les locataires dont les loyers sont inférieurs au prix courant.

Mais il y a surtout un nombre insuffisant de logements sociaux.

Selon les plus récentes données, plus de 25 000 ménages sont sur la liste d’attente d’un logement social à l’OMHM. « Cette liste ne fait que grandir d’année en année, indique Martin Blanchard, du Comité logement de La Petite-Patrie. Au tournant des années 2000, on avait 12 000 personnes. »

Robert Beaudry, dont l’administration a promis 12 000 logements sociaux et abordables d’ici la fin de 2021, croit que « ça prend un plan Marshall en habitation sociale et abordable pour tout le Québec et Montréal en particulier ».

« On vit des crises de façon cyclique, dit l’élu de Projet Montréal. L’objectif, c’est d’être prêts en situation de crise, mais il faut briser le cycle. Et pour y arriver, il faut construire des logements sociaux, adopter des mesures audacieuses pour protéger les locataires et avoir une meilleure mixité dans nos quartiers, donc mieux planifier nos développements sur le territoire. »

Le dernier budget du gouvernement Legault prévoit 79 millions pour accélérer la construction de projets approuvés, mais non livrés. Et 28 millions pour construire de nouveaux logements sociaux. « Le besoin était plus autour de 200 millions pour 1500 unités, souligne M. Beaudry. Avec deux ans de non-financement par Québec, plus une année de financement anémique dans les nouvelles unités, il y a un rattrapage à faire. »

Québec a promis de construire 15 000 logements sociaux. Depuis 2018, 6612 logements ont été livrés ou sont en voie de l’être, précise le ministère des Affaires municipales et de l’Habitation.

La spirale

Si les logements sociaux peuvent constituer une réponse aux problèmes vécus par les personnes et les familles à faibles revenus, les effets de la crise du logement touchent aussi un éventail beaucoup plus large de locataires affectés par l’explosion des prix.

« On arrive à un point où même la classe moyenne un peu supérieure a de la difficulté à se trouver un logement qui ne dépasse pas 30 % de ses revenus, affirme Robert Beaudry. Ce qui faisait le charme de Montréal, c’était son abordabilité. Il ne faut pas qu’on perde ça. En ce moment, ça s’effrite. »

Selon la Société canadienne d’hypothèques et de logement (SCHL), le loyer moyen à Montréal est de 891 $ par mois, comparativement à 1523 $ pour Toronto, 1358 $ pour Ottawa et 906 $ pour Gatineau.

Ces chiffres portent sur l’ensemble des loyers. Pour les nouveaux baux, il faut s’attendre à payer 1300 $ pour un quatre et demie. Et dans certains cas, plus de 2000 $.

Toujours selon la SCHL, le taux d’inoccupation dans la métropole est de 3,2 %. Ce chiffre cache toutefois d’importantes disparités selon le quartier ou le type de logement. Il n’est que d’environ 1,5 % pour les grands appartements et ceux se louant moins de 900 $ par mois. Par contre, il atteint 7 % pour les immeubles locatifs de grande taille dans les quartiers centraux.

« Tant qu’il y a des gens qui sont prêts à acheter à des prix de fou des maisons, il y aura des vendeurs et il y aura des acheteurs. Tant qu’il y aura des gens qui seront prêts à louer des appartements à des prix de fou, il y aura des locataires qui vont faire affaire avec des propriétaires qui vont louer », avance Hans Brouillette, directeur des affaires publiques de la Corporation des propriétaires immobiliers du Québec (CORPIQ).

Pour lui, la hausse des prix des logements locatifs à Montréal était prévisible et inévitable. « Ça doit faire 30 ans qu’on dit : attention, on pellette un problème vers l’avant parce que ce n’est pas logique qu’au Québec, on a des coûts de main-d’œuvre et de matériaux comparables au reste du Canada, et pourtant, on a des loyers deux fois moins chers. Il faut entretenir ces immeubles-là », explique-t-il.

« On est en train de frapper le mur et il y a des gens qui sont surpris. C’était annoncé, on savait que ça allait se produire. » De nombreux propriétaires n’ont pas entretenu suffisamment leurs immeubles locatifs parce que c’était impossible de récupérer leur investissement à cause du contrôle des loyers. Avec le boom immobilier, ils vendent.

« Les acquéreurs ne sont pas là pour longtemps, prévient M. Brouillette. Ils sont là pour acheter, rénover et revendre avec profits. Les vrais propriétaires, gestionnaires de vocation, sont en train de sortir du marché. »