(Saint-Hyacinthe) « Ma fierté de nourrir les Québécois s’est transformée en honte de faire du gaspillage », laisse tomber Alain Bazinet, au bord des larmes. La semaine dernière, l’éleveur de Saint-Hyacinthe a vu 62 000 de ses poulets euthanasiés en raison de la grève qui paralyse l’abattoir d’Exceldor à Saint-Anselme. Le premier ministre François Legault a d’ailleurs pressé les syndiqués, mercredi, d’accepter l’arbitrage pour régler le conflit et cesser le gaspillage « indécent » de nourriture.

Alain Bazinet a subi un « choc » quand il a vu ses poulets inanimés après le passage d’une équipe d’euthanasistes. Depuis le début du conflit, le 23 mai dernier, ce sont 1 million de volailles qui ont été asphyxiées au CO2 dans la province. « Les poulets, on les voit tous les jours. On en prend soin. On les voit bébés et on travaille fort pour les amener vers un produit de qualité pour les consommateurs », dit-il.

Au début du mois de juin, 64 000 de ses poulets ont été déplacés dans un abattoir de l’Ontario. Mais 62 000 ont aussi été euthanasiés directement dans sa ferme faute de place dans les usines de transformation, qui fonctionnent déjà à plein régime.

Quand tu ouvres la porte du poulailler et que tu constates le tapis blanc au sol, c’est bouleversant. Ce n’est pas beau.

Alain Bazinet, éleveur de poulets qui sera marqué à jamais par cette image

Au début de la grève, la coopérative Exceldor a mis sur pied une ligne téléphonique d’aide psychologique pour les éleveurs affectés par l’euthanasie de leurs poulets. Ce service est offert 24 heures sur 24. « On va constater les contrecoups psychologiques une fois que la crise sera passée, explique Jordan Ouellet, porte-parole d’Exceldor. Les éleveurs sont encore dans le feu de l’action, mais c’est certain qu’ils vivent des chamboulements et du stress. » Les éleveurs sont d’ailleurs dédommagés financièrement pour leurs poulets euthanasiés.

Sur sa page Facebook, le premier ministre François Legault a souligné que la grève a des effets négatifs sur les producteurs, les restaurateurs et les commerçants. « Les travailleurs ont le droit de grève et les employeurs ont le droit de lock-out. Mais on ne devrait pas avoir le droit de gaspiller aussi bêtement des quantités énormes de nourriture. C’est indécent. Dans une société comme la nôtre, une situation comme celle-ci ne peut être tolérée », a-t-il écrit.

François Legault a proposé de nommer un arbitre pour résoudre la crise. Cette solution a été acceptée par Exceldor, a-t-il fait savoir, et il a prié les syndiqués de « saisir la main tendue ». Plus tôt en matinée, le ministre de l’Agriculture, des Pêcheries et de l’Alimentation, André Lamontagne, a aussi exhorté les syndiqués à accepter l’arbitrage.

Le syndicat des Travailleurs et travailleuses unis de l’alimentation et du commerce (TUAC) a dit souhaiter « donner une chance à la médiation ». « C’est une bombe qui vient d’être lâchée », a indiqué la porte-parole du syndicat, Roxane Larouche, en réaction aux sorties publiques du gouvernement.

« À partir du moment où tu nommes un arbitre, ça veut dire qu’il va imposer une convention collective, souligne-t-elle. Ce n’est rien pour régler le problème. Ça va jeter de l’huile sur le feu. Ça vient nuire à tous les efforts de rapprochement. »

Une image ternie ?

Guillaume Côté est le premier éleveur à avoir reçu la visite d’euthanasistes, au début du mois de juin. Le producteur de volaille de La Présentation, en Montérégie, a tout fait pour retarder ce moment fatal.

« On avait encore un peu d’espace pour les garder quelques jours de plus. On a changé leur moulée pour une nourriture basse en énergie pour ralentir l’augmentation de leur poids. Mais ils grossissaient quand même », raconte M. Côté.

Le 3 juin, cinq jours après la date d’abattage initialement prévue, M. Côté a dû se résoudre au pire.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LAPRESSE

Guillaume Côté

L’équipe est arrivée avec un camion rempli de CO2. Ils ont fait en sorte qu’il n’y ait pas de fuite ou d’entrée d’air. Ils ont coupé les ventilateurs, puis ils ont injecté le CO2.

Guillaume Côté, éleveur de poulets

Une fois ses 32 000 poulets euthanasiés, il a été incapable d’entrer dans le bâtiment pour constater la scène funèbre.

« Quand on reçoit des poussins, on veut faire en sorte que leur séjour soit des plus agréables. On leur fournit tout ce dont ils ont besoin : la température idéale, l’air idéal, la moulée idéale, de l’eau. Tout est là pour optimiser leur bien-être. Ce qu’on souhaite à la fin du cycle, c’est de nourrir la population », explique M. Côté.

« Là, en les envoyant à l’équarrissage [pour en faire de la farine animale], on perd tout ce qui est valorisant de notre métier », déplore-t-il.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Au début de la grève, la coopérative Exceldor a mis sur pied une ligne téléphonique d’aide psychologique pour les éleveurs affectés par l’euthanasie de leurs poulets.

Patrick Bernier, de Saint-Valérien-de-Milton, a lui aussi dit se sentir « pris en otage » par la grève. Pendant 10 jours, Exceldor a tenté de trouver une usine de transformation pour ses 28 000 poulets. Cette longue semaine et demie a été stressante pour lui et pour ses poules devenues trop grosses.

« Je regardais la météo et la canicule qui s’en venait. Je leur ai mis des ventilateurs et des gicleurs », explique l’éleveur, qui a pris soin de ses bêtes jusqu’à la dernière minute.

M. Bernier craint que le conflit de travail et l’euthanasie de masse affectent l’industrie de la volaille. Comme ses deux collègues, il souhaite que le gouvernement intervienne et force un retour au travail.

« Moi, mon cycle est recommencé. J’espère juste que dans huit semaines, je n’aurai pas à revivre cette fin », souffle-t-il.

Avec Nathaëlle Morissette, La Presse

Le poulet au Québec

Consommation par habitant
35,06 kg (en 2019)

Production annuelle
166 millions de poulets

Proportion de la production canadienne
26,2 %

Nombre d’aviculteurs au Québec 
746

Nombre de poulets transformés chaque semaine à l’usine de Saint-Anselme 
950 000

Sources : Les Éleveurs de volailles du Québec et Exceldor