Le 11 juin 1981, près de 500 policiers provinciaux et gardes-chasse faisaient irruption dans la réserve indienne de Listuguj, en Gaspésie. Quarante ans plus tard, le ministre péquiste chargé du dossier reconnaît que la réaction des autorités a « peut-être été trop forte ». Retour sur la « guerre du saumon ».

(Québec) Le Micmac Fred Metallic se rappelle les bateaux qui sont arrivés ce jour-là dans la rivière Ristigouche. « Ça ressemblait à une flottille », se souvient-il.

Le 11 juin 1981, vers midi, environ 500 policiers provinciaux et gardes-chasse ont pris d’assaut la réserve indienne de Listuguj. Il s’agissait d’un des premiers épisodes de la « guerre du saumon », conflit qui opposait notamment Québec et plusieurs communautés autochtones.

« Ça ressemblait à un tsunami, ça ressemblait à une armée », se souvient celui qui était jeune homme à l’époque, et qui occupe maintenant le rôle de directeur des ressources naturelles au Gouvernement mi’gmaq de Listuguj.

PHOTO TIRÉE DU FILM LES ÉVÈNEMENTS DE RESTIGOUCHE, FOURNIE PAR L’ONF

Des images du raid de Ristigouche, en 1981, ont été captées par la réalisatrice Alanis Obomsawin, qui en a tiré le documentaire Les évènements de Ristigouche.

Le raid de Ristigouche – nom donné à Listuguj à l’époque – occupe très peu de place dans les manuels d’histoire du Québec. Pour les Micmacs de la Gaspésie, il représente toutefois un moment charnière dans la lutte pour la reconnaissance de leurs droits ancestraux.

L’immense opération policière survient dans un contexte bien particulier de l’histoire du Québec. Le premier gouvernement du Parti québécois annonce en 1977 le « déclubage », soit la fin des clubs de chasse et de pêche privés.

Ces nombreux clubs, la plupart réservés à l’élite anglophone, limitent l’accès au territoire. Le gouvernement de René Lévesque veut renverser la situation.

Fini, les privilèges, assure le gouvernement, selon qui tous seront désormais traités également. Mais dans ce grand élan universaliste, les droits ancestraux des autochtones sont oubliés, déplore l’anthropologue Pierre Lepage, qui a assisté au raid de Ristigouche à titre d’observateur de la Commission des droits de la personne.

Les Québécois voulaient avoir accès eux-mêmes aux ressources, ce qui était tout à fait légitime. Mais dans le cadre de ce mouvement-là de “déclubage”, les autochtones étaient laissés de côté.

Pierre Lepage, anthropologue qui a assisté au raid de Ristigouche

La population de saumon de la rivière Ristigouche était alors en déclin, victime notamment de la pêche commerciale des Blancs au large. Québec demande au début de juin 1981 que les Micmacs cessent leur pêche traditionnelle au filet.

« Les associations de pêcheurs sportifs disaient : vous êtes des Québécois comme tout le monde, prenez une carte de membre et pêchez à la ligne », rappelle l’anthropologue.

PHOTO TIRÉE DU FILM LES ÉVÈNEMENTS DE RESTIGOUCHE, FOURNIE PAR L’ONF

Des images du raid de Ristigouche, en 1981, ont été captées par la réalisatrice Alanis Obomsawin, qui en a tiré le documentaire Les évènements de Ristigouche.

Le raid

Pendant ce temps, des chroniqueurs de chasse et pêche signaient dans les journaux des textes à peu près unanimes contre les autochtones, se souvient Pierre Lepage.

Dans ce contexte, le gouvernement donne un ultimatum aux Micmacs. Ceux-ci refusent de retirer leurs filets. Québec décide d’envoyer la police.

Les policiers arrivent par bateau et par la route. Un hélicoptère survole la réserve, dont les accès sont bloqués. Les agents saisissent les filets à l’eau et tentent d’en débusquer chez les Micmacs.

Quelques jours plus tard, la Commission des droits de la personne dénonce dans une déclaration une sorte « d’envahissement général » de la communauté, la suspension des pouvoirs du Conseil de bande et une opération « démesurée ».

« Il est temps d’accorder aux personnes au moins autant d’importance qu’aux saumons », avait écrit la Commission.

La réalisatrice Alanis Obomsawin a capté des images du raid, qui donneront le documentaire Les évènements de Restigouche, que l’on trouve sur le site de l’ONF.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

La réalisatrice Alanis Obomsawin

Ç’a été très dur, épouvantable. Ils ont maltraité les Micmacs de Restigouche, ils leur parlaient mal. Ça m’a mise en colère. Ç’a été difficile pour moi d’avaler ça.

Alanis Obomsawin, réalisatrice du documentaire Les évènements de Restigouche

Le raid a été traumatisant pour de nombreux membres de la communauté, estime Fred Metallic. Certains Micmacs ont dit avoir été victimes de bavures et de propos racistes.

« C’était très méthodique, très militaire. Ils voulaient envoyer le message que Québec est en charge et que, sans la permission de Québec, on ne pêcherait pas », dit-il.

PHOTO TIRÉE DU FILM LES ÉVÈNEMENTS DE RESTIGOUCHE, FOURNIE PAR L’ONF

Des images du raid de Ristigouche, en 1981, ont été captées par la réalisatrice Alanis Obomsawin, qui en a tiré le documentaire Les évènements de Ristigouche.

Deux nationalismes

L’ancien ministre du Loisir, de la Chasse et de la Pêche Lucien Lessard explique qu’environ 500 filets avaient été mis à l’eau par les Micmacs pour contester l’ordre de Québec.

« Selon les spécialistes qui me conseillaient, ça pouvait mettre en péril la survie du saumon dans cette région », affirme M. Lessard, qui, à 83 ans, a gardé des souvenirs intacts de cette période.

« C’est peut-être pour ça que la réaction a peut-être été trop forte de notre part », admet l’ancien élu péquiste.

Il y a eu des évènements que je ne souhaitais pas et que je n’ai pas complètement contrôlés. L’entrée des policiers sur la réserve, ce n’était pas sous mon contrôle, c’était sous le contrôle du ministère de la Justice.

Lucien Lessard, ancien ministre du Loisir, de la Chasse et de la Pêche

Il rappelle qu’un accord a été conclu, quelques semaines après le raid, entre Québec et les Micmacs. « Ça a permis d’assurer une certaine paix entre les autochtones et les pêcheurs sportifs. Je dis bien une “certaine” paix. »

Selon lui, il est facile, 40 ans plus tard, de critiquer la décision d’envoyer la police. Il n’y avait alors pas d’entente entre Québec et les nations autochtones sur la pêche, rappelle-t-il, et très peu de jurisprudence.

Celle-ci est venue dans les années subséquentes. Il y a eu le jugement de 1990 dans l’affaire Sparrow. La Cour suprême du Canada reconnaît alors aux autochtones le droit de pêcher pour des fins alimentaires, sociales ou cérémonielles, qu’ils aient signé des traités ou non.

Puis il y a le jugement de 1999 de la Cour suprême dans l’affaire Donald Marshall, du nom d’un pêcheur micmac de Nouvelle-Écosse.

Fred Metallic ne croit pas l’ancien ministre, lorsqu’il assure avoir craint pour la survie du saumon.

L’argument de la conservation est utilisé pour limiter les droits de pêche des autochtones. Ça n’a aucun sens pour nous d’épuiser la ressource.

Fred Metallic, directeur des ressources naturelles au Gouvernement mi’gmaq de Listuguj

Depuis des années, les Micmacs de Listuguj gèrent leur pêche au saumon sur la Ristigouche. Ils continuent d’utiliser des filets. Ils ont signé en avril dernier une « entente de réconciliation et de reconnaissance des droits sur les pêches » avec Ottawa.

Le raid de Restigouche aurait embarrassé le premier ministre d’alors, selon l’anthropologue Pierre Lepage.

« Je pense que René Lévesque n’était pas très fier de ce qui s’était passé, dit-il. L’anthropologue Rémi Savard avait écrit dans Le Devoir un texte intitulé “Restigouche, souveraineté matraquée”. Rémi Savard, qui était un nationaliste, ne l’avait pas digéré. »

L’ancien ministre Lucien Lessard explique que « M. Lévesque était fortement divisé sur la question autochtone ».

« On était tous comme ça, admet M. Lessard. Il se développait deux nationalismes, celui du peuple québécois, mais les autochtones commençaient aussi à affirmer leur nationalisme, et leur droit historique de pêche et de chasse. »

Alanis Obomsawin est retournée à Listuguj des années plus tard, au début des années 2000. « Quand j’y suis retournée, j’ai vu une différence. Les Micmacs étaient maintenant en charge de la rivière. Ils faisaient de la pêche commerciale », dit-elle.

« Ce n’est pas rose partout. Mais c’est fini être persécuté, se sentir comme inférieur, ajoute-t-elle. Les gens se prennent en main et il y a beaucoup plus d’occasions pour les jeunes. »

La « guerre du saumon » en quelques dates

1859

Le gouvernement d’Union – précédant la Confédération – commence à louer les rivières à saumon et à accorder des permis, souvent à de riches étrangers ou à des entreprises. Beaucoup de communautés autochtones n’ont plus le droit de pêcher le saumon.

1977

Le gouvernement de René Lévesque veut mettre fin aux clubs privés et ouvrir l’accès au territoire. Il s’attaque ensuite aux rivières à saumon.

1981

Le 9 juin, Québec demande aux Micmacs de Listuguj de retirer leurs filets. Devant le refus d’obtempérer, 500 policiers et gardes-pêche envahissent la réserve le 11 juin. Une deuxième intervention policière aura lieu 10 jours plus tard. Une entente est signée dans la foulée. Des évènements similaires mais de moindre ampleur ont lieu chez les Innus de la Côte-Nord.

1982

La loi constitutionnelle de 1982 reconnaît plusieurs droits aux autochtones, notamment les droits ancestraux.

1984

La réalisatrice Alanis Obomsawin présente son documentaire Les évènements de Restigouche.

1990

Le jugement Sparrow de la Cour suprême du Canada reconnaît aux autochtones le droit de pêcher pour des fins alimentaires, sociales, qu’ils aient signé des traités ou non. Le même tribunal rend une décision similaire en 1999 dans l’affaire Donald Marshall, du nom d’un pêcheur micmac de la Nouvelle-Écosse.

2021

En avril, les Micmacs de Listuguj et Ottawa concluent une entente en vertu du jugement Marshall. Elle réaffirme le droit des Micmacs de pêcher et de vendre du poisson pour assurer une subsistance convenable.