Le 27 septembre 2018, un peu après 9 h, je suis tombé sur un courriel qui a retenu toute mon attention, un courriel dans la catégorie j’arrête-de-bouger-et-même-deux-ans-et-demi-plus-tard-je-me-souviens-où-j’étais-en-le-recevant. 

C’était au sujet de Jean-Pierre Bellemare.

J’avais chroniqué en 2008 (j’étais allé le visiter en prison) et en 2009 (après sa sortie) sur Jean-Pierre Bellemare. J’avais raconté son quotidien et ses ambitions de réhabilitation, les difficultés liées à celle-ci. Sa première incarcération remontait aux années 1980, à l’âge de 19 ans, quand il avait kidnappé un enfant contre rançon avec un complice, un plan de fou qui n’avait pas fonctionné : l’enfant avait fini par être libéré par le complice de Bellemare après 55 heures de séquestration et la police avait repéré rapidement le tandem, qui avait été arrêté.

Lisez la chronique « Un homme presque libre » Lisez la chronique « Un homme et son échelle »

En 2016, pour l’émission Deuxième chance, nous avions retrouvé l’homme que Jean-Pierre Bellemare avait kidnappé en 1986, à Laval. Christian Hébert avait reçu des excuses de son ravisseur. Ils étaient restés en contact, après. Les excuses avaient fait du bien aux parties impliquées, dont le père de Christian.

Le 27 septembre 2018, un peu après 9 h, j’ai donc reçu un courriel qui me parlait de Jean-Pierre Bellemare. C’était quelqu’un de son entourage qui m’écrivait : « Vous avez vu l’histoire de l’enfant de 12 ans qui a été kidnappée à Sutton ? C’est Jean-Pierre qui est soupçonné d’avoir fait le coup… »

Mon cœur s’est arrêté.

Je connaissais cette histoire, bien sûr. En septembre 2018, ce fut une éphémère grosse affaire dans l’actualité. Une enfant de 12 ans avait échappé à ses ravisseurs, elle avait été brièvement séquestrée contre une rançon réclamée à sa mère qui travaillait dans une banque…

C’est un crime rare, le kidnapping contre rançon, à haut risque et à maigres chances de succès.

Trente-deux ans après avoir stupidement enlevé un enfant contre rançon à Laval, des années après avoir fait de la prison pour ce crime, 18 mois après s’en être excusé à la télé… Jean-Pierre Bellemare, m’apprenait-on, était soupçonné d’avoir trempé dans l’affaire de l’enlèvement de Sutton, soupçonné donc d’un crime de même nature !

Dans les médias, la photo d’un homme captée par une caméra de surveillance avait circulé, le décrivant comme un « témoin important » qui n’était pas nommé. La photo était floue. Le nom de Bellemare n’avait pas été diffusé par la police.

J’ai appelé un contact policier :

« Le gars de Sutton que vous cherchez, est-ce qu’il s’appelle Jean-Pierre Bellemare ?

— C’est pour publication ?

— Non, c’est pour savoir.

— Oui, c’est le gars qui est recherché. »

Mon cœur s’est arrêté de battre, j’étais scié en deux.

J’avais donné une tribune à un homme qui, manifestement, n’était pas du tout réhabilité.

Il y a deux semaines, je vous ai dit dans cette chronique que les belles histoires se racontent bien et que les histoires laides se racontent moins bien. Je vous ai parlé d’une histoire laide que j’essayais d’écrire depuis longtemps, de la difficulté de raconter une histoire qu’on haït.

C’est cette histoire laide que je vous raconte aujourd’hui.

* * *

L’implication en 2018 de Bellemare dans un crime en tout point semblable à celui de 1986 a profondément remué l’équipe de Deuxième chance.

D’abord, le crime lui-même, au-delà de la répétition absurde des faits de 1986 : une enfant de 12 ans enlevée sur le chemin de l’école par des inconnus qui la séquestrent, contre rançon, on a le vertige devant le traumatisme que cela peut causer.

Ensuite, l’équipe avait passé des heures en 2016 à côtoyer Bellemare, à l’écouter, à parler à des gens de son entourage, à vérifier les détails de sa vie, en amont du reportage télévisé. L’équipe de recherche le connaissait, avait une certaine affection pour lui et pour ses efforts de rédemption.

Et là, à l’automne 2018… ça. Comme un mauvais scénario de film, 11 844 jours après l’enlèvement d’avril 1986, Jean-Pierre Bellemare avait vraisemblablement récidivé.

Oui, nous avions vérifié les antécédents criminels de Bellemare avant de le mettre en ondes. Nous avions vérifié des dossiers au palais de justice. Nous avions soumis Bellemare aux questions d’une spécialiste en justice réparatrice, pour nous assurer que ses intentions étaient bonnes, qu’il faisait cette démarche de réparation auprès de sa victime de 1986 pour les bonnes raisons…

Nous avions fait les vérifications. Et nous avions décidé de mettre Jean-Pierre Bellemare en ondes, de filmer les excuses qu’il a présentées à Christian Hébert et à son père.

Manuelle Légaré, la chef de contenu de l’émission, a consacré une balado produite par la radio de Radio-Canada à la question pour essayer de comprendre ce qui s’est passé, ce qu’elle avait pu rater. La balado a été lancée récemment, après la conclusion du procès de Bellemare, à la mi-mai (il a été reconnu coupable par le jury après trois heures de délibérations).

PHOTO LA PRESSE

Jean-Pierre Bellemare

J’ai participé à la balado, mais je n’ai pas eu la force de l’écouter.

Je m’en veux trop, disons.

J’avais eu un signal auquel je n’ai pas prêté suffisamment attention ; un signal qui m’aurait empêché de donner une tribune télévisée à Jean-Pierre Bellemare.

Lisez l’article de Radio-Canada sur la condamnation de Jean-Pierre Bellemare

Le courriel oublié

La première phrase de cette chronique parle d’un courriel qui a reçu toute mon attention. Ce n’est pas toujours le cas, pour plein de raisons : le volume de messages que je reçois est immense, ils ne m’interpellent pas tous de la même façon.

Même quand j’y réponds.

C’est ce qui était arrivé avec Sophie. Cette jeune femme m’avait envoyé un courriel le 30 avril 2015 pour réagir à ma chronique sur Bellemare écrite sept ans plus tôt. Elle l’avait côtoyé dans un cadre professionnel. Elle était réceptionniste dans une entreprise de gestion immobilière. Bellemare y était concierge.

Elle m’avait raconté des gestes de harcèlement, m’avait dit qu’elle avait peur de lui à ce jour, qu’elle se sentait en prison. Je la cite : « Je voulais juste que vous sachiez que je trouve irresponsable de louanger de telle façon des criminels comme vous l’avez fait. Vous ne connaissez pas le vrai Jean-Pierre Bellemare. »

J’avais répondu : « Je n’avais aucune façon de savoir comment il allait gérer son “après” et ce que vous me dites me répugne. Appelez la police, sans hésiter. Faites signe si je peux aider. »

J’avais appuyé sur Envoyer et puis j’avais oublié cet échange.

Ce message n’était pas tombé dans la catégorie j’arrête-de-bouger-et-même-deux-ans-et-demi-plus-tard-je-me-souviens-où-j’étais-en-le-recevant.

Je ne m’en suis pas souvenu un an plus tard quand, aux balbutiements de Deuxième chance, on m’a demandé si, dans le passé, j’avais traité en chronique des cas de gens qui pourraient souhaiter participer à l’émission, pour présenter des excuses ou des remerciements à des gens qu’ils avaient perdus de vue.

J’ai fouillé dans mes vieilles chroniques, puis je suis revenu avec quelques noms.

Dont celui de Jean-Pierre Bellemare.

* * *

Le 16 avril 2017, Sophie m’a réécrit. Je n’ai pas reconnu son nom ni sa photo. J’ai dû remonter dans notre échange précédent pour qu’il me sonne une cloche.

Son message commençait ainsi : « Je suis tombée sur votre émission… »

Elle venait de voir l’émission du mois de janvier précédent, où Bellemare présentait ses excuses à Christian Hébert.

Elle était horrifiée que nous l’ayons mis en ondes, fâchée que je ne l’aie pas crue, quand elle m’avait écrit deux ans plus tôt : « J’ai vu un homme qui se servait d’un crime odieux commis dans sa jeunesse pour s’attirer la sympathie du public… »

Je lui ai dit la vérité, que j’avais oublié son message, un parmi des milliers que je reçois dans une année.

Sa réponse : « Vous recevez, je n’en doute pas, plusieurs messages par jour. Peut-être que certains vaudraient la peine d’être pris au sérieux. »

* * *

Le 28 septembre 2018, le lendemain de la réception du message qui a capté toute mon attention, le courriel sur le lien entre Bellemare et un nouvel enlèvement à Sutton, j’ai appelé Sophie. C’était la première fois que nous nous parlions de vive voix.

J’avais deux choses à lui dire.

Un, je voulais la prévenir que Bellemare allait faire surface dans l’actualité, pour une nouvelle affaire de kidnapping. Je voulais qu’elle l’apprenne de moi.

Deux, je voulais lui présenter mes excuses.

Je lui ai dit qu’en effet, son message de 2015 aurait dû retenir toute mon attention. Que ça n’avait pas été le cas. Pour plein de bonnes raisons : j’en reçois beaucoup, des messages. Mais qu’au bout du compte, c’est le genre de message que j’aurais dû mentalement classer dans la catégorie « urgent ».

Elle m’a raconté, dans le détail, ses interactions avec Bellemare. Le harcèlement, la fois où il l’avait suivie en voiture, un épisode corroboré par son ex-conjoint. La plainte à son employeur contre son collègue… Ce qui lui a valu d’être congédiée. Sa plainte aux normes du travail, pour congédiement illégal, plainte qui s’est réglée à l’amiable, à la onzième heure.

Si la plainte avait fait l’objet d’une décision, cette décision aurait été publiée et l’équipe de Deuxième chance l’aurait fort probablement détectée. Et nous n’aurions pas mis Bellemare en ondes.

Sophie m’a aussi raconté d’autres faits troublants sur Bellemare, comme la fois où il s’est stationné devant la maison de ses parents où elle habitait, sur la Rive-Sud, ce qu’a confirmé son père.

J’étais tétanisé par son récit.

Et honteux : j’avais raté tout ça, pour plein de « bonnes » raisons.

Des mois plus tard, l’histoire du harcèlement de Sophie, de la fois où il l’avait suivie en voiture, de la fois où son père l’avait surpris stationné devant la maison familiale à Boucherville a été éclairée d’une autre lumière, une lumière drue, épouvantable…

Bellemare a été arrêté en prison pour une double agression sexuelle sur des intervenantes dans une maison de transition de l’est de Montréal, où il est soupçonné de s’être introduit en pleine nuit.

Il est en attente de son procès pour cette affaire.

Lisez l’article de La Presse sur la double agression

Des critiques légitimes

Je l’ai dit : mes camarades de Deuxième chance ont été bouleversés par cette affaire. Les recherchistes l’ont pris « personnel », elles ont refait le chemin à rebours, pour voir ce qu’elles avaient pu rater, le détail oublié qui a mené à ce reportage. Manu a fait une balado où elle plonge dans la saga.

Écoutez la balado Récidive, de Radio-Canada

La vérité, c’est que c’est ma faute. C’est moi qui ai suggéré l’histoire de Bellemare. C’est moi qui aurais dû accorder toute l’attention nécessaire à quelqu’un qui me signalait qu’un homme sur qui j’avais chroniqué, naguère, est un salaud. Le reste est superflu.

Une journaliste du Journal de Montréal qui prépare un reportage sur les crimes de Bellemare m’a écrit récemment pour me demander si je l’avais mis en ondes « pour faire de la bonne télé ». Sophie, dans son message de 2017, m’a reproché de l’avoir mis en ondes « pour les cotes d’écoute ».

Ce sont des critiques légitimes.

Voici mes explications : je veux toujours faire de la « bonne » télé, une « bonne » chronique, une « bonne » entrevue à la radio. Toujours. On ne fait pas ce métier-là pour que nos reportages, nos chroniques, nos entrevues soient des arbres qui tombent dans la forêt de l’indifférence.

Cependant, au-delà de faire de la « bonne » télé, de « bonnes » chroniques, de « bonnes » entrevues, je veux faire du « vrai ». Je veux être le plus proche possible de la vérité, de ce qui est juste, avéré. C’est pour moi mille fois plus important que mes clics, que des cotes d’écoute. C’est ma plus grande hantise : me tromper.

Il y a donc des « experts » que je ne mettrai jamais en ondes, même s’ils sont d’excellents communicateurs, même s’ils sont sur toutes les tribunes grâce à leurs formules-choc colorées : j’ai des doutes sur leur expertise.

Il y a des histoires que Deuxième chance a décidé de ne pas faire, parce que nous doutions de la véracité de certains détails, ou de la santé psychique de certains protagonistes.

Il y a des chroniques extraordinaires que je n’ai pas publiées dans La Presse parce qu’après vérification, un détail clochait, une confirmation manquait. Parfois, c’est juste un feeling, mais ce n’est pas grave : je ne veux pas publier quelque chose qui ne soit pas vrai, fondé, aussi proche de la vérité telle qu’on puisse humainement s’en approcher, au moment de publier. Il est même arrivé que je m’abstienne… Et que l’histoire, finalement, ait été vraie.

C’est le pacte tacite que j’ai avec ceux qui me font confiance, qui me suivent sur mes tribunes : ce que je dis, ce que j’écris, c’est aussi près que possible de la vérité, au moment où je le dis, ou que je l’écris.

Et quand je me trompe, je le signale, je ne fais pas comme si ce n’était jamais arrivé. Et je m’excuse.

C’est ce que je fais ici, 13 ans après avoir consacré une première chronique à Bellemare dans La Presse (elle a été rectifiée) et un reportage à Radio-Canada (il a été retiré des archives).