Après toutes ces années, Romeo Saganash a encore du mal à en parler. La douleur est toujours là, tapie dans l’ombre, prête à resurgir chaque fois que le scandale des pensionnats autochtones revient dans les manchettes. Elle ne disparaîtra sans doute jamais complètement.

Son frère Jonnish n’avait que 5 ans lorsqu’il a été arraché à ses parents par des représentants des Affaires indiennes, en 1954. Le petit garçon a été amené dans un pensionnat du nord de l’Ontario. Il est mort au bout de quelques mois.

Enfin, c’est ce que tout le monde suppose.

PHOTO DAVID BOILY, ARCHIVES LA PRESSE

Romeo Saganash témoignant lors des audiences de la Commission de vérité et réconciliation, en 2013

La réalité, à la fois cruelle et honteuse, c’est que Romeo Saganash n’a jamais vraiment su – et ne saura probablement jamais vraiment – à quel moment son frère est mort, pas plus que les circonstances exactes de sa mort.

Sa mère, Mary, a été tenue dans l’ignorance totale par les autorités religieuses. À l’époque, on jugeait que ça ne valait pas la peine de prévenir une mère autochtone de la mort de son propre fils.

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Dans la grande famille crie de Waswanipi, dans le Nord-du-Québec, il ne restait plus que l’espoir.

Mary a espéré. Longtemps. « Pendant 40 ans, ma mère ne savait pas si Jonnish était vraiment mort et, si oui, l’endroit de sa tombe », m’écrit Romeo Saganash.

Aujourd’hui encore, l’un de ses frères, Allen, n’a pas cessé d’espérer. Il était très proche de Jonnish. « Il y croit encore à ce jour. Il croit que son frère et ami est toujours vivant. »

PHOTO FOURNIE PAR ROMEO SAGANASH

Jonnish avec ses parents, Mary et William Saganash

Romeo Saganash, lui, n’a pas connu Jonnish, puisqu’il est né en 1961, après la mort de l’aîné de la famille. Mais il a vu les larmes de sa mère.

Cette semaine, l’avocat cri de 59 ans, ancien député néo-démocrate d’Abitibi–Baie-James–Nunavik–Eeyou, a préféré répondre à mes questions par écrit.

Il a reçu des dizaines de demandes d’entrevue depuis la découverte bouleversante d’une fosse commune contenant les corps de 215 enfants, derrière un pensionnat autochtone de Kamloops, en Colombie-Britannique. Il les a presque toutes refusées.

Avec émotion, il a bien évoqué le souvenir de Jonnish, en septembre 2014, aux Communes. En général, toutefois, raconter l’épisode noir qui a brisé sa mère – et qui s’est répété dans des milliers d’autres familles, brisant des milliers d’autres parents autochtones – reste trop douloureux.

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Il aura fallu une coïncidence pour élucider le mystère.

C’est la sœur de Romeo Saganash, Emma, qui a découvert ce qui était advenu de Jonnish en 1994. Quatre longues décennies après les faits.

À l’époque journaliste télé, Emma Saganash avait été envoyée à Moose Factory, dans le nord de l’Ontario, où une résidante autochtone l’a reconnue. Elle lui a raconté qu’elle avait croisé Jonnish. L’enfant avait succombé, en décembre 1954, à une fièvre rhumatismale.

Elle se souvenait que la dernière chose que le petit garçon avait demandée, de son lit d’hôpital, était une petite voiture jouet.

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Il n’y a rien, dans les archives du pensionnat, pour confirmer l’histoire de cette femme. Aucune trace du passage de Jonnish, encore moins de sa mort. « On sait qu’il est décédé dès la première année, mais on ignore à ce jour de quoi, ou comment. Les pensionnats ne maintenaient pas de certificats de décès », écrit Romeo Saganash.

On sait aussi que ce n’est pas une exception. Au moins 3201 enfants sont morts en pensionnat, a révélé la Commission de vérité et réconciliation du Canada. Pour plus de la moitié de ces enfants disparus, on ne connaîtra jamais la cause de la mort.

La femme de Moose Factory a conduit Emma Saganash au cimetière où le corps de Jonnish avait été enseveli. « C’est uniquement par hasard que l’on a retrouvé cet endroit, finalement, sans pierre tombale ni petite croix », écrit l’ancien député.

Je me souviendrai à jamais des pleurs de ma mère lorsqu’on lui a annoncé la nouvelle de l’endroit où Jonnish était enterré. J’ai souvent vu ma mère pleurer, mais jamais de cette façon. Elle a versé ses larmes, ce jour-là ! Elle venait finalement de faire son deuil.

Romeo Saganash

Après cela, la famille n’a pas voulu creuser davantage. Ni l’histoire. Ni la terre.

« Nous avons demandé à ma regrettée maman si elle voulait qu’on ramène le petit corps sur notre territoire pour qu’enfin son esprit se repose. Sa réponse : “Ce n’est pas nécessaire, je le reverrai un jour !” »

Mère de 14 enfants, Mary Saganash est morte en 2019, à l’âge de 90 ans. « J’espère que l’outre-monde des Esprits est ravi de cette rencontre, finalement. »

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Romeo Saganash a lui aussi été arraché à ses parents, à sa communauté et à sa culture. Tout jeune, on l’a envoyé dans un pensionnat de La Tuque. À l’époque, il ne parlait que le cri.

« Je me souviens très clairement de l’odeur, de la place, la nuit où je suis arrivé à La Tuque. Le père Bonnard, en haut de l’escalier, qui nous interpellait dans une langue que je ne connaissais point. Les petits garçons de l’aile pleuraient, cette nuit-là et pour plusieurs semaines ensuite, surtout pour leur maman. »

Il est parti pour La Tuque alors que son père, William, se mourait d’un cancer du poumon. Il n’a jamais pu lui dire adieu.

« On sait que les pensionnats ne se sentaient aucunement obligés de [payer] les frais de cercueils ni d’enterrement. Encore moins d’envoyer les enfants chez eux pour des funérailles. C’est ce que le père Bonnard nous a indiqué en annonçant, à mes frères, ma sœur et moi, le décès de notre père, un matin glacial de janvier en 1971. »

Les autorités religieuses avaient pourtant les moyens de vider les communautés autochtones de leurs enfants, à la fin de chaque été. Mais ça, c’était différent. C’était pour la bonne cause. Celle de la noble mission civilisatrice…

Romeo Saganash se souvient du sentiment qui l’a envahi au moment où le père Bonnard lui a expliqué qu’il ne pourrait pas l’envoyer aux funérailles de son père.

Comme si c’était une simple contrariété. Un détail.

J’ai commencé à réaliser l’ampleur de ce que nous vivions ce matin-là ! Il y a eu sans doute un déclic en moi, et je me suis révolté, sans que mes bourreaux s’en rendent compte.

Romeo Saganash

C’était la toute première fois qu’il se révoltait.

Ce n’était pas la dernière.

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Cette semaine, Justin Trudeau a reconnu que les excuses n’étaient pas suffisantes pour réparer les tragédies du passé. Le gouvernement a annoncé 27 millions pour retrouver les charniers des autres pensionnats.

Parce qu’il y en aura d’autres.

PHOTO JUSTIN TANG, LA PRESSE CANADIENNE

Des chaussures ont été déposées autour de la Flamme du Centenaire, sur la colline du Parlement, pour honorer la mémoire des enfants dont les restes ont été découverts sur le site d’un ancien pensionnat autochtone à Kamloops, en Colombie-Britannique.

La découverte de Kamloops n’a rien révélé qu’on ne savait pas déjà. Elle a seulement rendu cette tragédie impossible à ignorer.

Plus qu’une tragédie : une stratégie. Une politique d’assimilation claire et assumée, dont l’objectif était de casser les autochtones. Et qui a souvent réussi, regrette Romeo Saganash.

« Plusieurs, comme on sait, en sont morts, si ce n’est physiquement, sans aucun doute dans leur âme. Pour la plupart, oui, ces institutions ont réussi l’objectif de tuer l’indien dans l’enfant. »