L’humain est une étrange espèce. Il détruit toutes les autres sortes d’animaux sans trop d’états d’âme. Mais il est bouleversé quand on veut éliminer 15 chevreuils à Longueuil ou 50 outardes dans un parc de banlieue.

C’est par milliards que les pesticides ont fait disparaître les oiseaux dans nos ciels, en éliminant les insectes volants. Mais si l’on s’avise de contrôler le nombre de bernaches – en clair d’en zigouiller quelques-unes ou, pire encore, leurs poussins duveteux –, quelqu’un ira au conseil municipal au nom de « l’acceptabilité sociale ».

Il y a apparemment une parfaite acceptabilité sociale pour l’usage des néonicotinoïdes, qui défait toute la chaîne écologique. Ou pour raser les forêts exceptionnelles du Québec, dûment identifiées à la demande du gouvernement.

Le caribou forestier est condamné aux camps d’internement, mais le chevreuil semi-urbain est intouchable.

Il y a une acceptabilité sociale pour laisser disparaître les hirondelles, les sturnelles, les parulines, les alouettes. Qui se fout seulement des hirondelles ? En courant le long de la Voie maritime, l’autre jour, j’étais renversé par le nombre d’hirondelles dans le ciel de cette bande de terre artificielle. On ne voit plus ça, des ciels d’hirondelles – la rustique en particulier, mais même la bicolore. Leur population a diminué de 70… 80… peut-être 90… ou 95 % depuis 1980, dans certaines régions.

Le chant mélancolique de l’engoulevent, à la tombée du jour, devenu rare, l’acceptabilité sociale s’en contrefout.

Mais touche pas à mon chevreuil, touche pas à mon bébé bernache !

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Sans doute qu’on a trop parlé abstraitement d’environnement et pas assez de nature. On capote sur les gaz à effet de serre, le CO2, mais on ne sait pas nommer cinq plantes sauvages ou dix oiseaux.

Ce qu’on ne sait pas nommer, on ne le voit pas. Ce qu’on ne voit pas, on ne peut pas l’aimer. On ne peut pas s’en inquiéter. On ne le voit même pas disparaître.

Mais le chevreuil au coucher du soleil dans le parc Michel-Chartrand, ça on le voit, ça on l’aime à mort.

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Je n’ai rien contre la bernache, soyons clairs. Rien n’est plus beau qu’un vol d’oies blanches ou de bernaches au-dessus de nos têtes au passage des saisons.

Je parle ici de la bernache de parc. Je parle en fait de la domestication de la vie sauvage.

Le texte de ma collègue Isabelle Ducas cette semaine sur les villes « en guerre » contre la bernache montrait bien combien le sujet est délicat. C’est à peine si on commence à « minéraliser » les œufs des bernaches (on les enduit d’une huile qui les empêche d’éclore). Mais encore faut-il trouver les nids et avoir le personnel pour s’y rendre, quitte à affronter les parents. Ça n’a l’air de rien, mais un bon coup d’aile de bernache derrière la tête peut vous envoyer à l’hôpital.

> Lisez l’article « Des villes en guerre contre les bernaches »

L’ironie de l’affaire, c’est que ce sont des interventions humaines bien ciblées qui ont fait exploser la population de ces oiseaux dans le sud du Québec.

Dans les années 1960 et 1970, m’explique le biologiste Jean-François Giroux, qui a longtemps enseigné à l’UQAM, les gestionnaires de la faune américains ont décidé de faire augmenter la population de bernaches. Jusque-là, et encore aujourd’hui, la population passait l’hiver dans les États du nord des États-Unis, pour migrer au printemps au Canada. On en compte environ 750 000 qui vont nicher au Nunavik, entre la baie d’Hudson et la baie d’Ungava. Leur passage ces jours-ci déclenche le goose break chez les Cris (notamment) : une période rituelle de chasse où le cours normal de la vie s’arrête pratiquement dans les villages.

Mais à côté de ça, une autre population se promène entre les mêmes États et le sud de l’Ontario et le sud du Québec. On parle maintenant d’un million d’individus qui n’ont plus besoin de se rendre dans le Grand nord.

« Des sièges sociaux avec du gazon bien coupé, un étang décoratif et des clôtures en Pennsylvanie sont un habitat idéal pour les bernaches », explique le prof Giroux. Les oiseaux ont de la nourriture à profusion (l’herbe longue les intéresse moins) et aucun prédateur ne peut les déranger, même pas un renard qui viendrait prendre un œuf.

Des fermes d’élevage ont même été créées il y a 50 ans, pour augmenter la population de bernaches à chasser. Sauf que depuis, le nombre de chasseurs de sauvagine a diminué de près des deux tiers.

Les terrains où l’herbe courte va jusqu’à une rivière, les parcs manucurés avec un étang sont des campings d’été formidables pour les bernaches. Des bernaches qui ne suivent pas les autres vers le Nord.

Résultat : leur nombre est incontrôlable. Et encore : ce n’est rien au Québec en comparaison du sud de l’Ontario et du nord des États-Unis. Le professeur Giroux a tout de même été témoin de l’apparition des premiers nids dans les îles de Varennes il y a 30 ans, quand il y en avait deux ou trois… Il y en a maintenant 300.

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Cette explosion de la population de bernaches n’est que le résultat de l’intervention humaine, donc. Soit par des introductions pour favoriser la chasse, soit par la façon dont on aménage les parcs urbains.

Cinquante ans plus tard, nous voilà tout étonnés de voir des pistes cyclables recouvertes de merde ou des plages urbaines fermer parce qu’il y a trop de « coliformes fécaux ». Même chose pour les chevreuils.

« J’ai toujours cru qu’il faudrait réintroduire le loup au sud du Saint-Laurent pour contrôler la population de chevreuils, mais je vois mal un politicien proposer ça », me dit un ami écologiste.

Sans les prédateurs naturels de ces animaux envahissants par la faute des humains… il n’y a pourtant que des solutions de « gestion » humaine.

Une vision domestique ou décorative des animaux et de la nature a pris le dessus dans bien des endroits où l’on ne veut pas savoir comment vivent et meurent les bestioles.

Cette sensiblerie pseudonaturaliste est devenue synonyme de ce qu’on appelle « acceptabilité sociale ». Un terme qui veut dire essentiellement : capacité d’émouvoir suffisamment de gens pour effaroucher les décideurs politiques…