L’enquête publique du coroner sur le décès de Joyce Echaquan, morte le 28 septembre dernier sous les insultes racistes du personnel soignant de l’hôpital de Joliette, s’ouvre à Trois-Rivières. Les plaies sont encore vives à Manawan et les attentes, élevées. Le cas de l’Atikamekw est « l’emblème d’une problématique » systémique, indique l’avocat de la famille.

« Nous espérons que les autochtones seront enfin crus »

L’histoire tragique de Joyce Echaquan n’est « pas un cas isolé ou extrême », il est « l’emblème d’une problématique beaucoup plus large » et l’enquête publique du coroner sur sa mort sera « une excellente occasion d’en parler », indique MPatrick Martin-Ménard, qui promet de s’attaquer au racisme systémique en santé.

L’avocat de la famille pour les travaux du coroner met la table : « Au-delà du cas spécifique de Joyce Echaquan, il y a des questions beaucoup plus larges dont ce cas-là est un des symptômes, justement les questions de racisme systémique et d’accès aux soins de santé pour les communautés autochtones », explique MMartin-Ménard.

C’est ce jeudi que s’ouvre au palais de justice de Trois-Rivières l’enquête publique du coroner qui doit faire la lumière sur la mort troublante de Joyce Echaquan. L’Atikamekw de 37 ans est morte le 28 septembre dernier à l’hôpital de Joliette sous une pluie d’insultes racistes du personnel soignant.

Cette mère de sept enfants a eu le réflexe d’amorcer une diffusion en direct sur sa page Facebook. Dans une vidéo qui a provoqué l’indignation générale, on la voit se tordant de douleur, hurlant pour « qu’on vienne [la] chercher » alors que deux travailleuses de la santé l’insultent. Elle est morte dans les heures qui ont suivi.

« C’est une étape majeure pour que la famille puisse commencer à obtenir certaines réponses à ses questions », a précisé MMartin-Ménard en entrevue, à la veille de l’ouverture des travaux présidés par la coroner Me Géhane Kamel. Il a obtenu le mandat de la famille Echaquan il y a quelques semaines.

Au départ, la famille avait retenu les services de MJean-François Bertrand, avocat de Québec. Le conjoint de la défunte, Carol Dubé, doit présenter son témoignage au jour 1 des travaux. « C’est clair que c’est émotif », a souligné MMartin-Ménard.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Carol Dubé, conjoint de Joyce Echaquan, peu après sa mort

Le cabinet Ménard Martin et son fondateur, MJean-Pierre Ménard, sont réputés pour leur expertise dans la « défense des victimes du système de santé ». Avocat spécialisé dans la défense des droits des patients, MPatrick Martin-Ménard représente d’ailleurs des familles éprouvées dans le cadre de l’enquête publique du coroner – aussi présidée par MKamel – sur la mort d’aînés dans certains CHSLD pendant la pandémie.

Il estime que l’enquête sur la mort de Joyce Echaquan va « permettre non seulement d’expliquer ce qui s’est passé, mais aussi de regarder l’aspect davantage systémique de cette situation ». MMartin-Ménard, qui pourra interroger tous les témoins convoqués, veut ratisser large, assure-t-il.

« Nous espérons que les autochtones seront enfin crus lorsqu’ils parlent de racisme envers eux », lance pour sa part le chef de Manawan, Paul-Émile Ottawa. « Il faut mettre le doigt sur ce qui ne doit plus être fait et arriver à changer les habitudes du personnel soignant face aux Premières Nations », dit-il.

La commission Viens a affirmé en 2019 que les autochtones « ne se sentent pas en sécurité lorsqu’il est temps de mettre leur santé entre les mains des services publics ».

Une mort encore nébuleuse

Encore aujourd’hui, les circonstances de la mort de Joyce Echaquan demeurent nébuleuses. Elle s’est présentée aux urgences pour une douleur à l’estomac. On lui connaissait aussi des problèmes cardiaques. Le rapport d’autopsie a été présenté aux proches au début du mois d’avril. Ce document sera déposé en preuve.

Les deux premiers jours de l’enquête seront essentiellement consacrés à l’audition des témoignages de la famille Echaquan. Ce n’est que la semaine prochaine que des médecins, infirmiers et préposés aux bénéficiaires reviendront sur les dernières heures de l’Atikamekw.

Urgentologue à l’Institut de cardiologie de Montréal, le DAlain Vadeboncoeur, sera entendu à titre de témoin expert.

Sur la liste de témoins fournie par le Bureau du coroner, le nom des membres du personnel soignant a été caviardé. Une infirmière et une préposée qui étaient au chevet de Mme Echaquan ont été congédiées dans la foulée des évènements. La cheffe des services d’urgence est aussi « partie d’elle-même ».

L’ex-président-directeur général du CISSS de Lanaudière Daniel Castonguay, qui a été démis de ses fonctions quelques semaines après la crise, témoignera le 28 mai, tout comme la nouvelle PDG de l’établissement, Maryse Poupart, le 1er juin.

Le DStanley Vollant et le chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec-Labrador, Ghislain Picard, présenteront leurs recommandations le 31 mai.

Des plaies encore vives

Paul-Émile Ottawa sera présent tout au long des travaux de la coroner. Il tient à y être particulièrement lors du témoignage du personnel soignant qui était au chevet de Mme Echaquan le soir de sa mort.

« Quelles sont les circonstances qui justifient qu’un soignant puisse agir envers nous comme ils l’ont fait avec Joyce ? », se demande-t-il. « Pour moi, c’est important d’entendre cette version des faits », dit-il, assurant se présenter sur place avec ouverture. Il s’attend à des recommandations claires du coroner.

Un soutien particulier sera d’ailleurs offert aux proches de Mme Echaquan pendant la tenue des audiences publiques. « Ça va rouvrir les plaies. Il va y avoir de la tristesse, de la colère. Des aînés vont les accompagner », souligne pour sa part le grand chef de la nation atikamekw, Constant Awashish.

L’exercice sera difficile, mais nécessaire. Le chef Awashish le voit même comme un moment d’offrir « une certaine éducation, une sensibilisation dans le public ». Le chef Ottawa et lui estiment que les Québécois réclament aussi du changement dans le traitement réservé aux Premières Nations.

Le Collège des médecins du Québec a récemment joint sa voix à celles des Atikamekw en signant au début du mois une lettre commune en faveur de l’adoption du « principe de Joyce » et dénonçant l’existence du racisme systémique dans le réseau de la santé.

Le gouvernement Legault refuse toujours d’adhérer au « principe de Joyce » – qui vise à garantir à tous les autochtones un droit d’accès équitable aux services sociaux et de santé – parce qu’on y réclame la reconnaissance du racisme systémique, un concept que Québec ne reconnaît pas non plus.

« Les éléments importants du principe de Joyce ont été inclus dans [les mesures visant] la sécurisation culturelle », a affirmé le ministre responsable des Affaires autochtones, Ian Lafrenière, mercredi au Salon bleu. « À la veille de l’enquête sur la tragédie de Joyce Echaquan, mes pensées sont avec Carol, avec ses enfants. »

PHOTO YVES TREMBLAY, ARCHIVES LES YEUX DU CIEL

L’hôpital de Joliette, où est morte Joyce Echaquan

Les Atikamekw « dans l’attente du changement »

Janis Ottawa enseigne à l’école primaire de Manawan. Elle enseigne encore aux enfants de Joyce Echaquan. Depuis septembre, elle refuse de retourner à l’hôpital de Joliette.

« Quand j’ai à consulter, je vais à Trois-Rivières, admet-elle en entrevue. La confiance n’est plus là, j’aimerais que ça revienne un jour. Il faut rebâtir tout ça. On est prêts pour ça, il y a de l’espoir. »

PHOTO FOURNIE PAR JANIS OTTAWA

Janis Ottawa

Elle fait partie d’un cercle de femmes autochtones atikamekw qui échangent sur une base régulière. « C’est sûr qu’il y a comme un stress, mais pas trop. Tout le monde se demande comment ça va aboutir [cette enquête]. Tout le monde est dans l’attente du changement », relate-t-elle.

« Les attentes, c’est pas mal que justice soit faite. » Son grand souhait est que « le racisme systémique arrête, qu’on y mette fin ».

Les propos comme ceux de Janis Ottawa ne surprennent pas le chef de Manawan, Paul-Émile Ottawa. Il les entend tous les jours. « Pour beaucoup, c’est difficile. J’en connais quelques-uns qui ont décidé de ne plus jamais remettre les pieds dans cet hôpital », a-t-il relaté.

Et à l’inverse, des professionnels de la santé lui ont aussi confié « avoir peur de traiter » les gens de Manawan. « C’est rendu comme ça », déplore-t-il. Le conseil de Manawan planche sur une série de mesures, en collaboration avec le CISSS de Lanaudière, pour « changer la perception de part et d’autre », souligne le chef Ottawa.

« Encore tout chaud »

Un deuxième évènement, survenu au CLSC de Joliette cette fois, a mené au congédiement de deux infirmières qui auraient tenu des propos jugés racistes à l’endroit d’une Atikamekw de Manawan, en mars.

Paul-Émile Ottawa estime que les actions du CISSS depuis septembre dernier « sont satisfaisantes », mais rappelle que tout ça « est encore tout chaud » et qu’il faudra du temps pour opérer le changement.

PHOTO OLIVIER JEAN, ARCHIVES LA PRESSE

Paul-Émile Ottawa, chef de Manawan

Québec a annoncé en novembre qu’une formation sur les réalités autochtones sera obligatoire pour tous les employés du réseau de la santé. Cette formation est toujours en développement avec les communautés.

Entre-temps, quelque 9000 médecins et membres du personnel du CISSS de Lanaudière ont assisté virtuellement à une conférence sur le sujet.

« Nous travaillons aux derniers préparatifs de déploiement de la formation, après avoir obtenu l’accord de la communauté autochtone quant à son contenu. Celle-ci sera offerte prochainement », a confirmé le CISSS dans un courriel.

Par ailleurs, le CISSS est sur le point de procéder à la nomination d’un adjoint à la direction générale qui sera issu de Manawan. Un poste de commissaire adjoint aux plaintes et à la qualité des services doit aussi être créé sous peu.

Dans les deux cas, le chef Ottawa fait partie du comité de sélection.

Pour ce qui est de la nomination d’un Atikamekw au conseil d’administration du CISSS, comme annoncé par Québec en février, le « processus suit son cours ». Deux postes d’agent de liaison sont aussi affichés pour offrir une présence 24 heures sur 24, 7 jours sur 7, et « un soutien aux personnes de la communauté » dans les installations du CISSS.

Par ces mesures, Québec veut accroître la « sécurisation culturelle » des Premières Nations dans le réseau de la santé.

Chronologie des évènements

28 septembre 2020

Joyce Echaquan amorce une diffusion en direct sur Facebook de son lit d’hôpital, peu avant sa mort. Elle crie au désespoir et demande de l’aide. On y entend le personnel soignant à son chevet tenir des propos racistes.

29 septembre

François Legault confirme qu’une infirmière au chevet de Mme Echaquan a été congédiée. Une enquête interne au CISSS de Lanaudière est ordonnée. Une veillée est organisée à Manawan.

1er octobre

Une préposée aux bénéficiaires est aussi congédiée.

2 octobre

Le chef de l’Assemblée des Premières Nations du Québec-Labrador, Ghislain Picard, ne se présente pas à une rencontre au sommet avec le premier ministre François Legault. Les ponts sont coupés.

3 octobre 

La ministre de la Sécurité publique, Geneviève Guilbault, ordonne la tenue d’une enquête publique du coroner pour faire la lumière sur la mort de Joyce Echaquan.

6 octobre 

Le premier ministre François Legault présente des excuses officielles à la famille de Joyce Echaquan au Salon bleu. Au même moment, les funérailles de Mme Echaquan sont célébrées à Manawan.

9 octobre 

La ministre responsable des Affaires autochtones, Sylvie D’Amours, est démise de ses fonctions. L’ex-policier Ian Lafrenière est choisi pour lui succéder.

28 octobre

Le président-directeur général du CISSS de Lanaudière Daniel Castonguay affirme en entrevue avec La Presse ne pas être au courant des nombreuses plaintes de racisme formulées par des autochtones à l’endroit de l’hôpital de Joliette. Il sera contredit dès le lendemain par une ancienne directrice.

6 novembre 

Québec met sur pied une formation obligatoire pour tous les travailleurs du réseau de la santé sur la culture autochtone.

16 novembre 

Les Atikamekw dévoilent le « principe de Joyce », élaboré pour assurer aux membres des Premières Nations un accès équitable et « sans aucune discrimination » aux services sociaux et de santé du Québec.

2 décembre 

Le PDG du CISSS de Lanaudière, Daniel Castonguay, est limogé.

16 mars 2021

Un autre cas de discrimination alléguée fait les manchettes à Joliette. Deux infirmières du CLSC de Joliette se seraient moquées d’une Atikamekw et seront congédiées.

1er mai 

Le Collège des médecins dénonce l’existence du racisme systémique dans le milieu de la santé et demande l’adoption du « principe de Joyce ».