(Ottawa) Il aura fallu attendre 153 ans avant qu’une femme, Chrystia Freeland, accède l’an dernier au poste de ministre des Finances du Canada. La patience a aussi été de mise avant qu’un premier ministre décide de former un premier cabinet paritaire en 2015.

D’un autre côté, sur le plan pratique, cela fait à peine une décennie que l’on a aménagé des salles de bain offrant des tables à langer pour changer les couches des bébés dans les édifices de la colline du Parlement.

Autre signe que les changements mettent longtemps à aboutir, les élues qui fondent une famille ont droit depuis quelques mois seulement à un congé de maternité digne de ce nom. C’est pourtant une réalité depuis près de 20 ans pour les autres femmes qui travaillent. Auparavant, les nouvelles mamans travaillant sur la scène politique à Ottawa devaient prendre un congé de maladie si elles souhaitaient avoir du temps pour s’occuper de leur nouveau-né.

Nommée par le premier ministre Justin Trudeau au poste de coprésidente de la prochaine campagne électorale du Parti libéral du Canada, la ministre du Développement économique, des Langues officielles et du Tourisme, Mélanie Joly, part donc en mission en prévision des élections qui pourraient avoir lieu à l’automne. Elle veut convaincre des femmes aux quatre coins du pays de se lancer en politique.

La raison est fort simple. Les femmes sont « des vecteurs de changements », a-t-elle soutenu dans une entrevue accordée à La Presse. Plus elle comptera de collègues féminines dans les cercles du pouvoir, plus on évoluera vers une société plus égalitaire, croit-elle.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, LA PRESSE

Mélanie Joly, ministre du Développement économique, des Langues officielles et du Tourisme

Nous avons une occasion en or présentement. J’ai la responsabilité et je dirais même le devoir d’aller chercher plus de femmes en politique.

Mélanie Joly

Après avoir brigué la mairie de Montréal, en 2013, et après avoir siégé à la Chambre des communes au cours des six dernières, Mélanie Joly « sai[t] à quel point avoir des femmes à la table des décisions, ça fait une différence ».

« Les femmes en politique sont vues comme des vecteurs de changements. Elles sont bien respectées par la population. Elles amènent une perspective très humaine à la politique dans un contexte où on a beaucoup besoin d’humanité et d’empathie. Elles ont aussi des forces de caractère, de résilience qui sont nécessaires pour gérer une crise comme celle que l’on vit actuellement », fait-elle valoir.

Un atout en sortie de crise

La pandémie et la crise économique ont laissé de vives cicatrices. Les gouvernements doivent en tenir compte dans leurs politiques de sortie de crise. Raison de plus, selon Mme Joly, pour que les femmes investissent davantage les lieux de pouvoir.

« La crise a frappé plus fort les femmes parce que les enfants étaient à la maison, parce que c’était souvent les femmes qui se retrouvaient à s’occuper de l’école virtuelle, des devoirs, de l’organisation de la maison. À cause de ces tâches, elles devaient aussi souvent diminuer leurs heures de travail, ou délaisser certaines responsabilités qu’elles y auraient eues. C’est la première réalité qu’ont vécue beaucoup de mamans. Elles sont aussi surreprésentées dans les secteurs de l’économie qui ont été les plus affectés par la pandémie, soit le tourisme, la restauration, les services, les petits commerces », analyse la ministre.

« On parle d’une she-cession, d’une récession féminine. Cela veut dire qu’on va devoir avoir un plan pour remettre l’économie sur les rails en faisant en sorte que ces femmes qui ont été touchées aient autant d’opportunités qu’elles en avaient avant la pandémie. C’est pour cela qu’il nous faut plus de femmes en politique. Ma priorité, c’est d’amener plus de femmes et je fais un appel à toutes. Si vous voulez vous lancer en politique, c’est le temps. »

Le recrutement des femmes, un défi

Mais le défi qu’elle s’est donné est de taille. Car avant qu’une femme accepte de se lancer en politique, il faut se montrer insistant. Il faut le lui demander jusqu’à 10 fois avant de pouvoir la convaincre, souligne-t-elle.

« Quand j’appelle une candidate potentielle, je lui souligne que c’est la première fois que je lui en parle et qu’elle doit s’attendre à avoir d’autres appels de ma part ! »

L’automne dernier, la Chambre des communes a atteint le chiffre magique de 100 femmes élues, toutes formations politiques confondues, pour la première fois de son histoire à la suite de la victoire des candidates libérales Marci Ien et Ya’ara Saks lors d’élections partielles dans deux circonscriptions de la région de Toronto. Les Communes comptent 338 sièges en tout. Il faudrait qu’il y ait environ 70 femmes de plus pour atteindre la parité dans l’enceinte de la démocratie canadienne.

Le plus grand obstacle qu’évoquent les candidates potentielles, c’est évidemment la conciliation travail-famille. « C’est le plus grand questionnement et je le comprends. Je le vis dans mes tripes parce qu’au même moment, j’essaie de fonder une famille et cela fait partie de mes préoccupations personnelles. Je suis très consciente de cet enjeu. Maintenant, il y a plusieurs femmes au Cabinet qui ont des enfants », souligne Mélanie Joly.

Elle cite des collègues comme Karina Gould (Développement international), Catherine McKenna (Infrastructure et Collectivités), Carla Qualtrough (Emploi et Développement de la main-d’œuvre), Anita Anand (Services publics et Approvisionnement), Chrystia Freeland (Finances) et Patty Hajdu (Santé).

Dans le cas de Karina Gould, elle est devenue en 2018 la toute première ministre à donner naissance à un enfant dans l’histoire du pays. Elle a aussi écrit une page d’histoire en allaitant sous l’œil des caméras durant la période des questions en juin de la même année.

Paradoxalement, la pandémie aura ouvert la porte à une plus grande conciliation du travail et de la famille, notamment grâce aux séances hybrides du Parlement.

« Il y a maintenant des façons de s’organiser. Les outils virtuels qui ont été développés par la Chambre des communes et de façon générale par tout le monde durant la pandémie vont permettre à terme une plus grande conciliation travail-famille. Il y a une partie de cela qui va rester, j’en suis convaincue », avance Mme Joly.

« Les outils existent. On peut voter de façon virtuelle. Je pense que c’est une bonne chose. Ça va être un des legs de la Chambre durant cette pandémie. Il y a aussi une acceptation plus grande de la société en ce qui touche la présence virtuelle. Ce que l’on vit ensemble depuis 15 mois, ça va nous suivre toute notre vie. On va avoir été marqués par cette expérience et ça va changer les mœurs. Et ça change les attentes. Le monde virtuel va être important et va offrir un moyen de plus dans le coffre à outils pour gérer les réalités familiales. »

Déjà, dans les circonscriptions dites « orphelines », c’est-à-dire qui sont détenues par un autre parti, environ la moitié des candidats libéraux choisis jusqu’ici sont des femmes.

« Mon but, c’est qu’on ne soit plus que des pionnières. Mon but, c’est que l’on devienne davantage la norme, que les femmes sachent qu’elles ont leur place en politique et sachent qu’elles ont les outils pour être capables de réaliser leurs objectifs de vie, tant professionnels que personnels. Et que c’est possible d’avoir les deux. »