Pour souligner la Journée mondiale de la liberté de la presse, qui avait lieu le 3 mai, La Presse vous propose une série d’articles qui se penchent sur les entraves au droit du public à l’information et les solutions pour y remédier.

Mais qu’est-ce qui cloche avec les médias ?

Au Québec comme partout ailleurs, bien des médias dits « traditionnels » qui ont misé sur le numérique n’ont jamais eu autant d’auditeurs et de lecteurs. Ici, 76 % des adultes lisent un quotidien au moins une fois par semaine. Toutes catégories confondues, les dépenses en publicité, la vache à lait de la plupart des médias, ont augmenté de 41 % au Canada depuis 2010, passant de 12,5 à 17,6 milliards.

Et pourtant, c’est l’hécatombe. Partout dans le monde, on compte par milliers le nombre de médias qui ont fermé depuis une décennie. Aux États-Unis, le nombre d’employés dans la presse écrite est passé de 71 000 en 2008 à 38 000 dix ans plus tard, selon le Pew Research Center. Au Canada, Statistique Canada estime qu’il s’est perdu plus de 35 000 emplois dans les rédactions durant la même période. Au Québec, le nombre d’artisans est passé de 14 000 à 6696.

Pour comprendre ce qui s’est passé sur la planète, le graphique suivant, élaboré par la firme américaine WARC, est éloquent.

Au Québec, selon la Fédération nationale des communications (FNC), les revenus publicitaires des médias ont fondu de 32,8 % entre 2012 et 2018, passant de 1,9 à 1,3 milliard. Pendant ce temps, les revenus publicitaires hors médias ont été redirigés vers les Google, Facebook et autres Twitter, qui sont passés de 472 millions à 1,2 milliard, une hausse de 143 %.

Marché de dupes

Peu d’experts remettent en doute le fait que ce sont les géants du web, avec Google et Facebook en tête qui raflent à eux deux 80 % des revenus numériques au Canada, qui sont les principaux responsables de la débâcle financière des médias. Le fait que ces géants utilisent l’information produite par ces médias pour attirer leur auditoire, donc les revenus publicitaires, ajoute évidemment à l’injure.

PHOTO ROBERT SKINNER, LA PRESSE

Jean-Hugues Roy, professeur de journalisme à l’UQAM

Mais les médias, il faut le dire, ont embarqué dans ce jeu-là. Si on recule de dix ans, ils voulaient rejoindre le public là où il était, dans les réseaux sociaux. Et Facebook, en retour, leur promettait de l’achalandage. Ça a changé depuis 2018.

Jean-Hugues Roy, professeur à l’École des médias de l’Université du Québec à Montréal (UQAM)

Ces deux géants, précise-t-il, « ne volent pas les revenus » des médias. « Je le disais au début, mais je ne le vois plus ainsi. Ils ont su mieux tirer leur épingle du jeu, ils ont été meilleurs pour adapter le bon vieux modèle des médias dans l’univers numérique. »

Mais le fait demeure qu’une partie de ces revenus provient de l’information produite par des médias. Dans une analyse qui a fait grand bruit, il a estimé que Facebook et Google ont généré environ 280 millions en 2020 en revenus publicitaires à partir du contenu journalistique de médias canadiens. Médias d’infos Canada, qui regroupe de grands médias et des journaux locaux et multiculturels représentant 90 % du lectorat, estime que cette somme pourrait s’élever à 620 millions.

Ces deux estimations ont été contestées par Google et Facebook. Le géant des moteurs de recherche, par exemple, évalue à 9 millions les revenus publicitaires liés aux articles sur ses moteurs de recherche.

« Droit voisin » ou licences

Comment forcer ces deux entreprises à redistribuer une partie de leurs revenus, et selon quelles modalités ? Deux pays, la France et l’Australie, font office de pionniers en la matière, de deux façons bien distinctes.

La France a choisi la voie des droits d’auteur, recommandée par l’Union européenne, en appliquant depuis le 19 octobre 2019 un « droit voisin ». Il s’agit essentiellement de donner un outil aux éditeurs de presse pour négocier avec les plateformes numériques l’utilisation de leurs contenus, sur le modèle bien établi des droits d’auteur. Il ne vise pas les radios et les télévisions.

Ce modèle, estime la Fédération nationale des communications dans un document rendu public début mai, comporte des défauts majeurs, d’abord par le fait qu’il exclut les hyperliens et les extraits courts. On n’a par ailleurs prévu aucune mesure si les plateformes numériques décidaient de réduire la visibilité des médias qui refuseraient une entente, et ne donne aucun pouvoir à l’Autorité de la concurrence française en cas d’impasse dans les négociations. Les ententes, par ailleurs, n’ont qu’une durée de deux ans.

L’exemple australien, lui, suscite plus d’intérêt au Canada, notamment en raison de la similarité des cadres juridiques. Toute entreprise médiatique qui répond à quatre critères – revenus de 150 000 $ australiens, production de nouvelles, auditoire australien et standards professionnels – peut négocier avec une des plateformes qui utilisent son contenu. Après 90 jours, un arbitre a le pouvoir de choisir une des deux meilleures offres déposées par les deux parties. En cas de violation de ce code, l’Australie peut imposer des amendes pouvant s’élever à 10 % des revenus des plateformes sur son territoire.

Au-delà de la concurrence

Le gouvernement Trudeau a déjà annoncé qu’il déposerait une loi similaire en 2021. Cette formule, privilégiée par la Fédération nationale des communications et la plupart des éditeurs au Canada, n’est pas parfaite, souligne cependant le professeur Jean-Hugues Roy. « Il y a un risque que ce soit uniquement les gros acteurs médiatiques qui en profitent. » Il préférerait quant à lui que les sommes versées par les plateformes numériques soient dirigées dans un fonds qui les redistribuerait, à l’image de ce que fait déjà le Fonds des médias du Canada.

Pour le professeur de droit de la concurrence Pierre Larouche, de l’Université de Montréal, les formules française et australienne montrent la complexité de l’enjeu.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Pierre Larouche, professeur de droit à l’Université de Montréal et expert du droit de la concurrence

Ce ne sont pas des questions faciles. Il y a du droit de la concurrence, de la propriété intellectuelle, mais ce sont d’abord des questions de priorités de la société. […] Il y a la possibilité que les médias disparaissent. L’autre possibilité, c’est qu’ils soient entièrement financés par les fonds publics, ce qui n’est pas bon pour leur indépendance.

Pierre Larouche, professeur de droit à l’Université de Montréal et expert du droit de la concurrence

Il estime « souhaitable » que les plateformes comme Google et Facebook paient une forme de redevances aux médias, même si cette notion est plutôt inusitée en droit de la concurrence. « Moi, je considère qu’il est bon d’avoir des salles de nouvelles locales. […] Mais leur modèle d’affaires a été déchiqueté. »