Il y a exactement 20 ans avait lieu à Québec le Sommet des Amériques. Avec cette réunion de chefs d’État, le Québec prenait une place dans un enjeu déterminant de l’époque : un projet de libre-échange « de l’Alaska à la Terre de Feu ». Mais ce qui a surtout marqué les esprits, ce sont les affrontements entre manifestants et policiers dans la Vieille Capitale. Un dossier de Denis Lessard.

« C’était l’ère triomphante de l’altermondialisme »

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Le premier ministre du Canada, Jean Chrétien, était l’hôte du Sommet des Amériques à Québec, en avril 2001.

Le mardi 20 avril 2001 commençait une réunion de trois jours pour les leaders de 34 pays du continent américain — Cuba étant le seul à ne pas être convié à ce troisième Sommet des Amériques, dont l’enjeu peut paraître bien théorique aujourd’hui : faire avancer les discussions sur une possible « zone de libre-échange des Amériques », la ZLEA.

« C’était l’ère triomphante de l’altermondialisme », s’est souvenue Louise Beaudoin, en entrevue la semaine dernière. Elle était à l’époque ministre des Relations internationales dans le gouvernement de Bernard Landry, formé quelques semaines plus tôt. La réunion des chefs d’État et le Sommet des peuples qu’avaient tenus parallèlement à Québec des groupes sociaux avaient « servi d’électrochoc pour la population québécoise et pour le gouvernement », avait-elle souligné à l’époque.

C’était un temps déraisonnable. Les années précédentes avaient planté le décor d’un monde où le profit régnait sans partage. Dans les années 1980 et 1990, à Washington et à Londres, Ronald Reagan et Margaret Thatcher avaient profondément creusé le sillon du néolibéralisme en déréglementant et en privatisant bien des secteurs qui relevaient, historiquement, des gouvernements. Au Canada, le gouvernement Mulroney avait privatisé, en trois ans, Air Canada, Canadair et Téléglobe. Le bloc soviétique s’était effondré en 1991, et au premier Sommet des Amériques, en 1994 à Miami, le président américain Bill Clinton avait appelé la création d’une « zone de libre-échange des Amériques », l’abolition de toutes les barrières tarifaires « de l’Alaska à la Terre de Feu ».

La libéralisation des échanges commerciaux n’amène plus personne dans la rue, mais à l’époque, la société civile, les mouvements sociaux et les organisations syndicales étaient opposés aux échanges sans cadre social, au free trade sans balises, rappelle Louise Beaudoin.

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Louise Beaudoin en 2013

On a eu des grandes tensions avec le gouvernement Chrétien, favorable au libre-échange. Pour nous, c’était “Oui… MAIS”.

Louise Beaudoin, ex-ministre des Relations internationales du Québec

Le Québec était favorable à la libéralisation, mais voulait avoir des assurances quant au maintien de protections pour l’industrie culturelle, les publications, les productions cinématographiques. Le spécialiste Dorval Brunelle soulignait à l’époque que ce sommet de Québec avait permis l’entrée de considérations comme la propriété culturelle dans un débat qui portait jusqu’alors essentiellement sur les échanges de biens et services.

Ce principe de la « diversité culturelle » se retrouva garanti dans une déclaration de l’UNESCO en 2005, finalement. Pour Mme Beaudoin, elle permet par exemple au Québec de subventionner sa production cinématographique par la SODEC sans être exposé à des représailles tarifaires des partenaires commerciaux. « On peut subventionner, imposer des quotas », résume-t-elle. L’ex-ministre du Commerce international canadien Pierre Pettigrew rappelait la semaine dernière que ces dispositions étaient névralgiques aussi pour protéger des publications canadiennes de concurrents américains.

Bras de fer Québec-Ottawa

Derrière cet enjeu, international, un autre plus local. Québec et Ottawa se sont livré une partie de bras de fer en marge de la réunion. Quelques semaines avant l’évènement, Jean Pelletier, alors chef de cabinet du premier ministre Jean Chrétien, était venu à Québec rencontrer Louise Beaudoin. Sa feuille de route était claire ; le Québec n’aurait pas de participation officielle à la rencontre. « Bernard Landry ne pourrait prononcer même un mot de bienvenue à l’endroit des chefs d’État. On a été refoulés, on n’existait pas », dénonce encore Louise Beaudoin. En riposte, le Québec a organisé une campagne de panneaux publicitaires sur les lieux de la réunion, avec comme slogan « D’Amérique et d’avenir ».

Dans une lettre ouverte, l’ancien premier ministre Jacques Parizeau jugera un peu puérile la stratégie. « Ériger un panneau devant les salles de réunion pour faire savoir qui on est a quelque chose de pathétique. » Il faut dire que, depuis longtemps, Parizeau était un partisan indéfectible du libre-échange, un mouvement irrépressible, selon lui.

En entrevue la semaine dernière, Pierre Pettigrew a rappelé qu’il y avait « un assez large consensus en faveur du libre-échange conclu entre le premier ministre Brian Mulroney et le président Ronald Reagan ». Ténor en vue du Parti québécois (PQ), Bernard Landry avait joué un rôle important dans l’adhésion du Québec à l’entente appuyée sans réserve par le premier ministre Robert Bourassa. L’appui du PQ au libre-échange tombe sous le sens. « D’un point de vue souverainiste, le libre-échange a beaucoup de bon sens », souligne M. Pettigrew, désormais conseiller de direction aux affaires internationales chez Deloitte à Toronto.

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Pierre Pettigrew en 2016

Avec un accès à l’ensemble du marché américain, le Québec devient moins dépendant de ses relations commerciales avec le reste du Canada. Ce qui explique que les Québécois et les Albertains étaient au Canada les plus favorables au libre-échange.

Pierre Pettigrew, ex-ministre du Commerce international du Canada

Des exemptions culturelles faisaient déjà partie du traité Canada–États-Unis. Le document de 900 pages qui servira de canevas au projet avorté de ZLEA retenait ces exemptions. « Les pays latinos en général et le Brésil avec la langue portugaise tenaient aussi à ces protections », se souvient M. Pettigrew. Au-delà des questions commerciales, pour le Canada, le premier ministre Chrétien s’était fait le promoteur d’une « Charte des droits démocratiques » des Amériques, « une grande victoire pour M. Chrétien ». Ces dispositions avaient contribué à faire avancer la démocratie dans plusieurs pays d’Amérique du Sud, observe l’ex-ministre Pettigrew.

La démocratie était un thème important du Sommet des Amériques. Mais les conciliabules fébriles, les « négociations jusqu’à la dernière minute » autour de la déclaration finale n’avaient pas permis d’aborder, explicitement, un problème lancinant : Haïti.

Le pays vivait une crise démocratique importante constatée après l’élection du président Aristide, en mai 2000, un exercice entaché d’irrégularités flagrantes. À la conférence de presse de clôture, Jean Chrétien, l’hôte du sommet, martela : « Nous demandons au président Aristide d’assurer la mise en œuvre rapide de tous les engagements. » On mandata une délégation de l’Organisation des États américains pour une visite à Port-au-Prince, et on passa à d’autres questions.

L’autre sommet

Pendant que les chefs d’État discutaient dans la Basse-Ville à Québec, les centrales syndicales et les organisations non gouvernementales de toutes farines tenaient un Sommet des peuples qui, lui, condamna sans appel le libre-échange. « Ce projet néolibéral est raciste, sexiste et destructeurs de l’environnement », avait conclu Monique Richard, alors présidente de la Centrale des syndicats du Québec (CSQ). Publiquement, Jacques Parizeau a critiqué cette « condamnation dogmatique » du libre-échange. « On ne condamne pas les marées. On construit des digues, des jetées. On se protège, en somme. On n’excommunie pas la mer », avait écrit l’ex-premier ministre. Boudé à l’autre réunion, le gouvernement Landry appuiera ce Sommet des peuples, conviera ses organisateurs à l’Assemblée nationale. Québec sera représenté aux réunions suivantes à Porto Allegre, au Brésil.

Deux ans plus tard, Jean Charest arrivera au pouvoir, les centrales monteront au créneau pour stopper des amendements au Code du travail. En vain. Le secteur privé sera vite invité à soumissionner pour construire autoroutes et hôpitaux. Exit l’altermondialisme.

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Pas moins de 6500 policiers ont été déployés à Québec en 2001 pour le Sommet des Amériques.

L’assaut du « mur antidémocratique »

Un rappel d’Apocalypse Now, des hélicoptères qui survolent intensément, la nuit, le Vieux-Québec. La bien tranquille Vieille Cpitale subitement devenue un champ de bataille, le site d’un affrontement entre de jeunes manifestants et les forces de l’ordre qui fait les bulletins d’information un peu partout dans le monde.

Après trois jours du Sommet des Amériques, on comptait 447 arrestations, une trentaine de policiers blessés. La collision se préparait depuis longtemps. Deux ans auparavant, en 1999, des manifestations musclées étaient parvenues à reporter une réunion de l’Organisation mondiale du commerce à Seattle, dans le nord-ouest des États-Unis.

PHOTO PATRICK SANFAÇON, ARCHIVES LA PRESSE

Lors du Sommet des Amériques en 2001, la ville de Québec est devenue le site d’un affrontement entre de jeunes manifestants et les forces de l’ordre qui a fait les bulletins d’information un peu partout dans le monde.

« Et à Québec, l’objectif des manifestants était carrément l’annulation du Sommet », se souvient Richard Bourdon, alors sergent à la Sûreté du Québec (SQ), responsable des communications. L’inspecteur adjoint Robert Poëti avait été dépêché sur les lieux à la dernière minute. Dans l’ensemble, la sécurité aura été efficace, observe-t-il. Les 6500 policiers auront limité les dégâts à environ 50 000 $, essentiellement des vitrines fracassées et des immeubles à nettoyer au jet d’eau.

Trois mois plus tard, un sommet semblable, dans une ville similaire — Gênes, en Italie —, a débouché sur la mort d’une personne, 600 blessés et 10 millions de dommages, souligne M. Poëti. Depuis, ces sommets ne se tiennent plus dans des espaces restreints, dans les villes densément peuplées — le Sommet du G7 à La Malbaie, il y a trois ans, en est un exemple.

Point de rupture

Avec ses 4 kilomètres de palissades qui encerclaient le Vieux-Québec, la stratégie avait vite montré ses limites. Moins de deux heures après le début de l’évènement, des casseurs étaient parvenus à faire basculer la clôture, à un jet de pierre du Centre des congrès, où se trouvaient les 34 chefs d’État.

Les trois jours de sommet ont donné lieu à bien des situations inattendues. Le président américain George W. Bush avait été transporté par hélicoptère de l’aéroport à la Citadelle de Québec. Ses services de sécurité avaient tout de même organisé un cortège, factice, avec une vingtaine de véhicules. Les ondes radio étaient brouillées sur son passage, et les plaques d’acier des trous d’homme, sur la chaussée, avaient été soudées pour prévenir tout attentat.

Le Soleil rapportera que 5000 grenades lacrymogènes auront été lancées par les policiers — la SQ, la Gendarmerie royale du Canada (GRC) et la police municipale de Québec étaient sur les lieux. Les manifestants avaient relancé plusieurs d’entre elles vers les policiers. Les gaz se dirigeaient vers un hôtel où logeaient des dignitaires. On songea à l’évacuation jusqu’à ce qu’un malin songe à réquisitionner des canons à neige d’un centre de ski voisin. Les ventilateurs firent dévier les gaz irritants.

Jaggi Singh écroué

Parmi les manifestants arrêtés, Jaggi Singh, bien connu, proche des milieux anarchistes. On l’épingla pour non-respect de condition — la cour lui avait ordonné l’année précédente de ne pas participer à des rassemblements politiques. On l’accusa aussi d’avoir utilisé une arme, en fait une immense catapulte qui servit à envoyer des oursons en peluche sur le territoire protégé. La semaine dernière, M. Singh, rédacteur pour un organe de gauche, No Borders Media, s’est souvenu bien volontiers de cette période. La catapulte était commanditée par une citoyenne de Toronto, rappelle-t-il, amusé.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Le militant altermondialiste Jaggi Singh en 2015

On a souvent dit que le mouvement de protestation altermondialiste s’était évanoui avec les attentats du 11 septembre 2001. M. Singh ne le croit pas. « Depuis, il y a eu le mouvement autour de la crise financière de 2008, puis Occupy Wall Street. » Plus tard, une montée de l’extrême droite a aussi amené une mobilisation de la gauche, a-t-il observé en entrevue la semaine dernière.

M. Singh avait été arrêté, puis écroué au centre de détention provincial d’Orsainville pendant trois semaines. Avec lui, une demi-douzaine de jeunes membres du « Mouvement Germinal », épinglés à la toute veille du sommet. La SQ avait fait une conférence de presse percutante, évoquant les lance-pierres, les bâtons, les masques à gaz saisis. Étudiant en science politique à Montréal, comme la plupart de la douzaine de membres du mouvement, Sébastien Filliatrault se souvient bien de l’époque.

On avait été infiltrés depuis des mois par un policier de la SQ. La police voulait faire un show.

Sébastien Filliatrault, ancien membre du Mouvement Germinal

Aujourd’hui postier, il participe encore parfois à des manifestations, mais qui n’ont pas l’intensité de l’époque. « Tout ce qu’on voulait, c’était que les manifestants puissent traverser la clôture, c’était un mur antidémocratique », explique-t-il en entrevue. Mouvement Germinal était bien moins structuré que la police l’avait prétendu à l’époque, soutient-il. Beaucoup d’idéalisme, « on avait l’impression de participer à un mouvement mondial, plus grand que nous. On n’a pas réussi, les États ont perdu du terrain par rapport aux grandes compagnies », déplore-t-il. M. Filliatrault n’avait pas été arrêté. Sa fille de 16 ans a réalisé l’importance de son implication quand il a sorti les coupures de presse de l’époque pour préparer l’entrevue.

Au centre de détention d’Orsainville, le ministre de la Sécurité publique, Serge Ménard, avait fait vider 600 cellules. Il sera furieux quand il constatera que 200 prévenus avaient été entassés dans 60 d’entre elles seulement. Il y avait eu bien des problèmes avec ces arrestations, se souvient Richard Bourdon, alors de la SQ. Le médecin de l’établissement avait tenu à procéder à un examen rigoureux des jeunes arrêtés avant qu’ils soient admis en cellule. Il fallait établir s’ils avaient ou non été molestés à leur arrestation. Or, pendant ce très long processus, des dizaines de prévenus, enfermés durant une canicule dans les « paniers à salade » dans le stationnement, montraient des signes d’impatience.

PHOTO MANDEL NGAN, ARCHIVES AGENCE FRANCE-PRESSE

Le Sommet des Amériques qui s’est tenu à Panamá, en avril 2015, a été l’occasion d’une rencontre historique entre le président cubain Raúl Castro et son homologue américain Barack Obama.

Huit sommets, toujours pas de ZLEA

Tenu du 20 au 22 avril 2001, le Sommet des Amériques de Québec était la troisième édition d’une réunion des dirigeants des 34 États du continent américain. La zone de libre-échange des Amériques n’a jamais vu le jour, abandonnée à la réunion de 2005. Retour sur les huit sommets.

Miami

États-Unis, décembre 1994

Le président Bill Clinton voulait enclencher une négociation pour libéraliser les échanges commerciaux « de l’Alaska jusqu’à la Terre de Feu ». C’est le républicain George Bush père qui avait eu l’idée — on voulait alors soutenir le vent de démocratisation qui soufflait sur plusieurs pays d’Amérique latine. Les États-Unis établirent les règles : seules les démocraties seraient invitées. Cuba sera longtemps absent.

Santiago

Chili, avril 1998

Le thème sera « l’éducation comme clé du progrès ». On y lance officiellement la négociation pour la ZLEA, la zone de libre-échange des Amériques.

Québec

Avril 2001

On vise à « renforcer la démocratie, la prospérité et le développement du potentiel humain ». Jean Chrétien insiste sur une Charte de la démocratie. Le Canada veut aussi qu’on réfléchisse sur la « connectivité » entre les pays, qu’on cherche une solution pour combler le fossé technologique entre les pays riches et pauvres.

Mar del Plata

Argentine, novembre 2005

C’est l’occasion pour les présidents Néstor Kirchner, de l’Argentine, et Hugo Chávez, du Venezuela, de tirer un trait sur le projet de ZLEA. Les désaccords apparaissent nombreux entre les pays, notamment entre les États-Unis et le Brésil. Sans enthousiasme, on évoque une entente à géométrie variable qui ne verra jamais le jour.

Port-d’Espagne

Trinité-et-Tobago, avril 2009

Un participant inattendu, Barack Obama, en est à sa première présence. Les chefs d’État échouent à s’entendre sur une déclaration commune, un groupe de dirigeants autour du Vénézuélien Chávez s’oppose à ce qu’on continue d’isoler Cuba, exclue depuis 1962 de l’Organisation des États américains (OEA). À l’issue de la réunion, Barack Obama concède que la politique de Washington à l’égard de La Havane depuis 50 ans « n’avait pas fonctionné ».

Carthagène

Colombie, avril 2012

C’est l’occasion d’un profond questionnement sur la pertinence de cette tribune. Les intérêts régionaux dominent et rendent difficile une cohésion plus large. Des pays menacent de ne pas participer si Cuba reste en touche. Les États-Unis et le Canada refusent, et le Nicaragua, le Venezuela et l’Équateur brilleront par leur absence. L’Argentine et la Bolivie partiront avant la fin de la réunion.

Panamá

Panamá, avril 2015

Pour la première fois, Cuba est autour de la table, une première rencontre entre le président cubain Raúl Castro et le leader américain Barack Obama, aussi une première pour ces deux pays depuis 1956.

Lima

Pérou, avril 2018

Une autre première, le président des États-Unis Donald Trump n’y assiste pas, il a délégué le vice-président Mike Pence. La corruption met en péril la stabilité de la région ; le président péruvien Kuczynski venait de démissionner à cause de pots-de-vin, le Brésilien Lula da Silva était devenu inéligible en 2017 pour corruption et blanchiment d’argent. Sa condamnation vient d’être annulée et il pourrait se présenter contre le président Jair Bolsonaro aux élections de 2022.