Documenter l’histoire en marche, une poubelle à la fois
Les déchets des uns sont les trésors des autres.
Et c’est justement dans une poubelle de Washington que Frank Blazich, conservateur au Musée national d’histoire américaine, a trouvé sa plus belle pièce : un bout de tissu effiloché portant le nom de famille de l’ancien vice-président des États-Unis Mike Pence.
C’était le 7 janvier dernier, au lendemain de l’insurrection du Capitole. Blazich, spécialiste de l’histoire militaire, avait regardé la veille les images terrifiantes des émeutes. Avant même que la journée soit terminée, les conservateurs de l’institution Smithsonian, qui regroupe une trentaine de musées et centres de recherche aux États-Unis, enclenchaient une opération de collecte rapide d’objets significatifs pour documenter un nouvel épisode de l’histoire du pays.
Frank Blazich s’est porté volontaire pour s’occuper de la tâche « peu glorieuse », admet-il en entrevue avec un sourire, de fouiller les poubelles qui bordent le National Mall, cette grande place mythique qui s’étend devant le Capitole, jusqu’au mémorial de Lincoln.
À part quelques policiers, « c’était désert, froid, silencieux », en ce matin du 7 janvier. Mais les traces des évènements de la veille étaient encore bien visibles. « J’ai commencé à ramasser des choses en prenant mon temps. Puis, quand j’ai vu que des employés commençaient à nettoyer les lieux, je suis devenu moins sélectif pour aller plus vite. »
Contrer la désinformation
« Je pense toujours à la façon dont les conservateurs regarderont notre travail dans 100 ans, comment ils étudieront les objets que nous aurons choisis », dit Claire Jerry, également conservatrice au Smithsonian et spécialiste de l’histoire politique.
Encore faut-il que ces objets aient été conservés. L’opération appelée Rapid Response Collecting, élaborée par le Smithsonian, est une démarche de collecte rapide d’objets significatifs pour éviter qu’ils ne disparaissent juste après un évènement historique. « Lors de la Marche sur Washington en 1963, c’est la première fois où les conservateurs ont réalisé qu’il se passait quelque chose et qu’il y avait une occasion qu’il ne fallait pas rater », raconte Claire Jerry. Les conservateurs ont alors ramassé des objets liés à cette manifestation où Martin Luther King a prononcé son discours « I have a dream », devant le National Mall.
Pendant qu’il parcourait la grande place déserte, en ce matin de janvier, Frank Blazich a songé au moment où le général Dwight Eisenhower est entré pour la première fois dans un camp de concentration nazi, en avril 1945, et qu’il a demandé que tout soit documenté. « Parce qu’on peut prévoir que des gens vont nier que ça s’est vraiment produit », dit Frank Blazich. Ce qui est arrivé le 6 janvier est conséquent « avec ce qui s’est passé ces dernières années, dans un pays où nous avons vu la désinformation se répandre et étendre son pouvoir sur certains individus » qui remettent en doute certains faits.
L’équipe du Smithsonian s’est concentrée sur le National Mall, mais le Capitole lui-même compte des conservateurs et des archivistes qui ont préservé des objets témoins de l’émeute, comme du mobilier et des œuvres d’art endommagées.
C’est facile d’écrire sur l’internet qu’un évènement ne s’est jamais produit. Mais voir, c’est croire.
Frank Blazich, conservateur au Smithsonian
« Ces objets sont des preuves selon lesquelles l’évènement a vraiment eu lieu », ajoute-t-il. « Ils ne montrent pas nécessairement qu’un acte criminel a été commis, ou même qu’une intention y était, mais ils capturent la voix, la colère, la frustration et le mécontentement alimentés par la désinformation. »
Précieuses pancartes
Le jeudi 7 janvier, donc, Frank Blazich a empilé dans le coffre de sa voiture plusieurs objets qui témoignent de cette journée traumatisante pour de nombreux Américains. Des pamphlets, des drapeaux, des tracts politiques, publicitaires ou religieux, une étrange liasse de photocopies des paroles du chant Battle Hymn of the Republic (un hymne abolitionniste associé aux unionistes pendant la guerre de Sécession), mais surtout, beaucoup de pancartes.
« Les pancartes étaient les objets les plus intéressants, dit Frank Blazich. Plus j’approchais de l’immeuble du Capitole, plus j’en trouvais. Certaines avaient été mises à la poubelle. D’autres avaient été violemment endommagées. Est-ce que leurs porteurs les avaient laissé tomber au moment où la foule est entrée dans le Capitole ? Ou est-ce parce qu’ils ont été repoussés par les forces de l’ordre ? On ne le saura peut-être jamais, à moins que leurs propriétaires se reconnaissent et acceptent de nous raconter leur histoire. »
L’une de ces pancartes est un panneau de circulation modifié portant deux slogans. Le second slogan, « Stop the steal », assez connu, est celui que les partisans de Donald Trump ont scandé pour dénoncer ce qui leur apparaissait comme un « vol » de l’élection présidentielle par les démocrates. Le premier slogan, « Off with their heads », plus énigmatique, est une vieille expression anglaise qui est notamment celle qu’emploie la Reine de cœur dans le conte Alice au pays des merveilles (« Qu’on lui coupe la tête ! » en français).
S’agit-il d’humour noir ? D’une intervention artistique ? Ou d’une intention claire des auteurs d’exécuter des membres du Congrès ? Frank Blazich s’est posé la même question quand il s’est approché d’une grosse structure en bois renversée. Ça lui a pris un moment avant de reconnaître l’objet : une potence. « C’était une image si puissante, cette potence montée devant le siège du gouvernement, se souvient-il. La structure était couverte de graffitis. Les gens y avaient inscrit des slogans, des noms, des adresses de sites web, des déclarations patriotiques… Certaines de ces déclarations étaient inquiétantes, vraiment inquiétantes. Ça parlait de conspirations, d’insurrection, de révolution. »
« Je ne pouvais pas la prendre et l’emporter, elle était trop grosse », dit-il. Il s’est éloigné un moment pour ramasser d’autres objets, et à son retour, la potence avait disparu. « Mais je le jure, c’était là, je l’ai vue, et je ne sais pas ce qu’il en est advenu. »
La potence n’existerait plus qu’en photos. Mais ce bout de tissu effiloché trouvé dans une poubelle du National Mall sera précieusement conservé pour les générations futures.
L’après-midi du 6 janvier, le président Donald Trump avait appelé dans un discours son vice-président Mike Pence à « faire la bonne chose » en contournant la décision du collège électoral, qui avait reconnu la victoire démocrate. « Ce que le vice-président Pence n’a pas fait, et ce qui a alimenté la colère des manifestants ce jour-là », rappelle Frank Blazich. Le morceau de tissu trouvé dans les poubelles n’a pas été soigneusement découpé d’un drapeau, dit le conservateur. « Il a été déchiré grossièrement, peut-être avec un couteau, puis lancé à la poubelle. »
« D’un point de vue symbolique, c’est probablement l’objet que je considère comme le plus puissant. »
Des objets... et le point de vue des acteurs
Si le conservateur Frank Blazich a dû fouiller dans les poubelles pour ramasser les vestiges d’une journée historique, sa consœur Tsione Wolde-Michael, elle, a usé d’une tout autre stratégie le printemps dernier pour documenter les manifestations du mouvement Black Lives Matter dans la capitale américaine.
Square symbolique
Situé juste au nord de la Maison-Blanche, le square Lafayette est devenu, le printemps dernier, l’un des principaux lieux de rassemblement dans la capitale après la mort de George Floyd, le 25 mai 2020. Mais le square a surtout été le lieu de l’un des épisodes les plus troublants du printemps : le 1er juin, peu après 18 h, les forces de l’ordre ont violemment dispersé un rassemblement pacifique en utilisant des gaz lacrymogènes, différents types de grenades et des balles de caoutchouc. Vers 19 h, le président de l’époque, Donald Trump, s’est rendu à pied de la Maison-Blanche à l’église St. John’s, en traversant le square. Devant les photographes, le président a pris la pose en brandissant une bible devant l’église, avant de retourner à la Maison-Blanche. Le soir même, une clôture de métal, de plus de deux mètres de haut, était érigée autour du square.
Monument commémoratif improvisé
Dans les jours qui ont suivi, les manifestants ont transformé cette clôture en véritable monument commémoratif du mouvement. Des gens y ont accroché bannières, pancartes, messages, photos, sur lesquels s’exprimaient tout l’espoir ou la colère des manifestants. Quand les autorités ont commencé à démanteler la clôture, le 11 juin, les conservateurs de trois musées sont intervenus pour évaluer quelles pièces devaient être conservées. La première étape ? Non, ce n’était pas de décrocher les « œuvres » de la clôture. « La première journée, nous n’avons rien pris », raconte en entrevue la conservatrice Tsione Wolde-Michael, du Musée national d’histoire américaine. « Nous avons commencé par faire connaissance avec les militants sur place et leur demander ce qui, selon eux, devait être conservé. »
Changement de perspective
C’est un élément important de la démarche des conservateurs, dans ce cas précis. Ceux-ci n’ont ainsi rien pris, ni affiche ni œuvre artistique, sans l’accord de son auteur. « Il fallait d’abord bâtir la confiance avec les gens, dit Mme Wolde-Michael. Traditionnellement, les conservateurs avaient cette idée qu’en tant qu’experts, ou parce qu’ils avaient étudié le sujet à l’école, cela faisait d’eux les personnes qui devaient décider ce dont on devait se souvenir. Mais quand il s’agit de l’histoire de gens marginalisés et oppressés, vous devez reconnaître qu’ils détiennent leur propre connaissance de ces évènements. Et qui suis-je pour décider ce qui devrait être le plus important de se souvenir du mouvement Black Lives Matter ? »
Je veux faire partie de la conversation et donner mon point de vue, mais je crois que les vrais experts sont les gens qui ont créé ce mouvement.
Tsione Wolde-Michael, conservatrice au Musée national d'histoire américaine
Liens précieux
Cette démarche a porté ses fruits, dit Tsione Wolde-Michael. Certains militants ont alors pressé eux-mêmes les conservateurs d’emporter leur œuvre pour s’assurer qu’elle soit conservée. Dans d’autres cas, ils ont signalé aux conservateurs des œuvres pertinentes à ajouter à la collection. La conservatrice cite le cas d’une affiche sur laquelle se trouvait la photo d’un jeune Noir tué par la police. Une image « commune » au square, de nombreuses photos du genre ayant été accrochées sur la clôture. « Mais l’un des militants m’a dit : “Vous devez prendre cette photo, parce que son histoire est très importante”, raconte Mme Wolde-Michael. J’ai ensuite parlé avec la mère et la sœur de l’homme et, en effet, c’était un témoignage très puissant. J’aurais pu passer à côté si on ne me l’avait pas dit. »
Pour la postérité
Les objets recueillis au square Lafayette viendront enrichir les collections des musées de la Smithsonian Institution, dont évidemment le Musée national de l’histoire et de la culture afro-américaines. « Quand je sélectionne des objets, je pense à la façon dont je veux aider les gens à se souvenir de ce moment, dans 100 ou 200 ans, dit Tsione Wolde-Michael. Un objet est la preuve que quelque chose s’est passé. C’est plus qu’un objet, c’est une histoire. Et le pouvoir de cet objet transcende le temps. »
La pandémie au musée
Qui donc a besoin de voir un masque ou un arc-en-ciel pour se rappeler la pandémie de COVID-19 ? En ce moment, pas grand monde… Mais il en sera autrement dans 100 ans.
Arcs-en-ciel de papier et bras de bois
Il y a un an, on les voyait partout : ces arcs-en-ciel affichés dans les fenêtres assortis d’un mantra qui a fini par taper sur les nerfs de beaucoup de monde… C’est d’ailleurs en regardant leurs couleurs se délaver, à la fin de l’été, que Marie-Christine Bédard, chargée de projets d’expositions au Musée de la civilisation de Québec, a senti que des objets importants étaient en train de lui échapper. « On s’est dit qu’on allait les perdre si on ne se dépêchait pas de les recueillir. Ils allaient finir dans le bac à recyclage ! » À la fin de septembre, le Musée, dont la mission inclut notamment celle de recueillir et de conserver les objets qui racontent l’histoire du Québec, a lancé un appel à la population pour recueillir des propositions. Près d’une centaine d’objets ont été offerts au musée, qui doit maintenant faire une sélection. « Une dame nous a notamment proposé des “bras” » fabriqués avec des bâtons qui lui ont permis de faire des câlins à sa famille lors de son 80e anniversaire », illustre Mme Bédard.
Un tableau, des micros et la cocotte de Ricardo
Après le début de la pandémie, en mars, le Musée de la civilisation a recueilli plus d’un millier de témoignages écrits sur le confinement. Le Musée a aussi sollicité lui-même certains témoignages et dons d’objets pour enrichir sa collection. Ainsi, l’enseignante Marie-Ève Lévesque a remis son tableau de plexiglas grâce auquel elle a fait la classe en ligne, l’Assemblée nationale a légué des micros utilisés lors des points de presse, et Ricardo Larrivée a donné une cocotte dans laquelle il a cuisiné son pain. Aussi, le Musée a acquis d’autres objets emblématiques comme des masques et des bouteilles de gel désinfectant. Sur le plan national, le Musée canadien de l’histoire a lui aussi entrepris une démarche semblable pour documenter la pandémie au Canada.
L’objet vedette : le masque
C’est assurément l’objet le plus représentatif de cette pandémie : le masque. Qu’il soit chirurgical, jetable, qu’il porte un numéro N95 ou une revendication politique, ou encore qu’il ait été cousu à la main, le masque est l’objet qui s’est rapidement imposé à travers le monde. Pour la responsable du volet médecine et science au Musée national d’histoire américaine, Alexandra Lord, sa collecte de masques doit évoquer l’évolution du rapport à cet équipement. « L’objet en lui-même ne vaut rien. Ce n’est pas de l’or. Ce n’est pas un joyau. C’est seulement un masque », dit la conservatrice. Mais l’histoire d’un masque rend l’objet très précieux à ses yeux. L’un de ses favoris dans sa collection est un masque cousu par les membres de la communauté religieuse chrétienne amish, qui vivent isolés du monde en respectant un mode de vie traditionnel, loin de la technologie. « Une famille cherchait depuis longtemps à remercier une clinique médicale qui avait soigné l’un de ses enfants malades, raconte Mme Lord. Lorsque la pandémie a commencé, la famille a offert de leur fabriquer des masques. »
Objets fétiches : la seringue et la fiole
Au début du mois de mars, l’hôpital Northwell, à New York, a officiellement légué au Musée national d’histoire américaine des objets qui raconteront un tournant de cette pandémie. Le flacon ayant contenu la première dose de vaccin anti-COVID-19 (du fabricant Pfizer-BioNTech), administrée pour la première fois au pays le 14 décembre 2020, a rejoint la collection. La fiole est accompagnée de la seringue, de la carte de vaccination de l’infirmière Sandra Lindsay et des vêtements professionnels qu’elle portait ce jour-là.
À la recherche d’objets éphémères
Les conservateurs de musée disent être davantage conscients aujourd’hui de solliciter des témoignages hors de leur cercle habituel pour mieux documenter les évènements. Le Musée de la civilisation a d’ailleurs embauché une ethnologue pour combler les lacunes de sa collecte sur la pandémie. À New York, le conservateur Cedric Yeh s’est particulièrement intéressé aux impacts de la pandémie dans la communauté latino-américaine et recherche les objets qui témoignent de ce choc pour les commerces. « Par exemple, ces affiches, souvent bilingues, que les gens ont fabriquées pour demander à ce que les clients portent un masque. Elles ne sont pas faites pour durer, alors oui, je suis préoccupé parce qu’elles pourraient être jetées. » Si ces objets ne sont pas collectés, ils disparaîtront, ainsi que l’histoire qu’ils portent. Comme c’est arrivé, au Québec, avec la pandémie de grippe espagnole, qui a laissé bien peu d’objets du quotidien dans la collection nationale, dit Marie-Christine Bédard. « Si on ne conserve que la version des faits officielle – par exemple, les documents gouvernementaux –, on ne saura pas quels ont été les impacts de cette pandémie pour les gens. Plus les sources sont variées, plus notre portrait est juste. »