Le ministre fédéral de la Sécurité publique, Bill Blair, qui refuse de lancer une enquête indépendante sur le rôle des forces de l’ordre canadiennes dans les déboires de Mohamedou Ould Slahi, était l’ami d’un ancien haut dirigeant du Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) lié au dossier du ressortissant mauritanien.

L’ex-numéro 2 du SCRS, William John (dit Jack) Hooper, était notamment responsable de l’envoi en 2003 à la prison américaine de Guantánamo d’une équipe d’agents chargés d’interroger l’enfant-soldat Omar Khadr et d’autres « détenus d’intérêt », dont M. Slahi, selon un jugement rendu par la Cour fédérale en 2010.

PHOTO FOURNIE PAR LE COMITÉ INTERNATIONAL DE LA CROIX-ROUGE

Mohamedou Ould Slahi

Des comptes rendus du Toronto Star indiquent que M. Blair a participé à la cérémonie de départ à la retraite de M. Hooper en 2007 et a lu à cette occasion, avec d’autres invités choisis, une des phrases chocs attribuées à l’expert en contre-terrorisme, connu pour ses métaphores cinglantes.

Le ministre de la Sécurité publique, qui chapeautait à l’époque le service de police de Toronto, lui a rendu hommage par ailleurs après sa mort en 2010 à l’âge de 57 ans.

« Jack Hooper était un ami fiable. Il a servi son pays avec honneur et s’est attiré la confiance de tous ceux qui le connaissaient », a déclaré M. Blair en utilisant le surnom souvent employé pour le désigner.

Amnistie internationale, qui soupçonne les forces de l’ordre d’avoir transmis des informations trompeuses aux États-Unis dans le dossier de M. Slahi, pense que la proximité de M. Blair avec M. Hooper est problématique et peut influer sur sa décision d’ordonner ou non une enquête.

« Il y a apparence de conflit d’intérêts », a indiqué France-Isabelle Langlois, qui dirige la section francophone canadienne de l’organisation de défense des droits de la personne.

Il va falloir que M. Blair manifeste encore plus d’empathie et examine très sérieusement la requête qui lui est faite d’ouvrir une enquête. Autrement, le doute va demeurer.

France-Isabelle Langlois, d'Amnistie internationale

Le Nouveau Parti démocratique est d’avis que les deux hommes étaient « trop proches » pour permettre au ministre de statuer sur la pertinence d’une enquête.

« La meilleure chose à faire serait que le ministre se récuse dans ce dossier et qu’il soit transféré au bureau du premier ministre », indique le chef adjoint de la formation, Alexandre Boulerice.

Il dit espérer que le gouvernement reconnaîtra que la situation est problématique, même si les libéraux sont « généralement mauvais pour évaluer le potentiel de conflit d’intérêts » dans les dossiers qui les concernent.

Le Ministère n’a pas répondu jeudi aux questions de La Presse sur les liens d’amitié entre M. Blair et M. Hooper et leur incidence possible sur la décision de tenir ou non une enquête. Une porte-parole avait indiqué la semaine dernière qu’aucune information ne justifiait la tenue d’un tel exercice.

M. Boulerice estime au contraire que les informations disponibles à ce jour témoignent de la nécessité de « scruter à la loupe » le comportement du SCRS, qui refuse de commenter le dossier en évoquant des questions de confidentialité.

Conversation jugée suspecte

Fred Humphries, ex-agent du FBI qui a enquêté à la fin des années 1990 sur le projet d’attentat du Millénaire – auquel M. Slahi avait été associé par les forces de l’ordre canadiennes alors qu’il vivait à Montréal –, a assuré La Presse la semaine dernière que le Mauritanien n’y avait joué aucun rôle.

Il a indiqué par ailleurs que ses homologues canadiens avaient relayé le contenu d’une conversation traitant de thé et de sucre considérée comme suspecte, parce qu’il se serait agi d’un code.

Cette conversation allait devenir une sorte d’« obsession », côté américain.

M. Slahi pense que des informations provenant des interrogatoires menés à Guantánamo par le SCRS ont pu également alimenter les soupçons des autorités américaines à son égard. Elles étaient directement observées, dit-il, par un agent du FBI.

Revers judiciaire en 2010

Un avocat a tenté en vain au nom du ressortissant mauritanien, qui avait obtenu la résidence permanente au Canada, d’obtenir le compte rendu des interrogatoires subis, mais la Cour fédérale a refusé en 2010 en arguant qu’il n’était pas citoyen et ne pouvait à ce titre se prévaloir des protections assurées par la Charte canadienne des droits et libertés.

La Cour suprême avait statué en sens contraire dans le dossier de M. Khadr, qui a pu notamment obtenir les vidéos des interrogatoires le concernant. Les images avaient suscité une vive polémique au Canada et favorisé son retour au pays.

En réponse aux questions des avocats du jeune détenu, M. Hooper avait indiqué en 2005 que le SCRS n’avait demandé aucune assurance à ses homologues américains relativement à ce qu’ils feraient des informations pouvant résulter des interrogatoires menés par les autorités canadiennes à Guantánamo.

Il a indiqué par ailleurs qu’il avait personnellement coupé court aux questions sur la légalité de l’envoi des agents à la prison militaire en tranchant par l’affirmative.

Les discussions des autorités ayant précédé les interrogatoires de M. Slahi demeurent inconnues.

Ni enquête ni sanction

Alex Neve, professeur de droit de l’Université d’Ottawa qui a longuement chapeauté la section canadienne anglophone d’Amnistie internationale, note qu’aucun agent ou haut responsable du SCRS n’a fait l’objet d’une enquête ou subi une sanction disciplinaire en lien avec les interventions survenues à Guantánamo.

Des réformes ont été introduites pour mieux baliser les échanges d’informations avec les services de renseignements étrangers de manière notamment à éviter qu’elles mènent à des actes de torture, mais personne n’a eu à rendre des comptes à ce sujet, dit M. Neve.