La mairesse a reçu le coup de fil de la police de Longueuil comme un coup de massue. Sur les réseaux sociaux, on menaçait de la tuer. C’était sérieux. Il fallait lui envoyer des agents en urgence, établir une surveillance policière autour de sa maison.

« Ça m’a ébranlée, je ne le cacherai pas », confie Sylvie Parent. C’était en novembre dernier. Pendant des semaines, malgré la présence des policiers devant sa porte, la mairesse s’est inquiétée. Des voitures inconnues circulaient-elles dans sa rue ? Des individus louches rôdaient-ils, le soir, autour de chez elle ? Avant de se coucher, elle scrutait la pénombre. Écoutait le silence. À l’affût.

Tout ça parce que la Ville de Longueuil avait voulu préserver le parc Michel-Chartrand, ravagé par une surpopulation de chevreuils, en euthanasiant 15 bêtes. Une décision rationnelle, basée sur la science, adoptée par le conseil municipal, approuvée par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs.

Une décision mûrement réfléchie. La meilleure. La seule, en fait, de l’avis de tous les experts en cervidés sauvages consultés.

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Sylvie Parent, mairesse de Longueuil

Sur Facebook, pourtant, Sylvie Parent était devenue Cruella. « J’étais une meurtrière ! » Ça l’a secouée. On l’aurait été à moins. « C’était vraiment disproportionné, cela n’avait aucune commune mesure » avec la réalité.

Le mois dernier, la mairesse de Longueuil a annoncé qu’elle ne briguerait pas de nouveau mandat, en novembre prochain. Elle parle d’un « effet d’usure » après 12 ans en politique municipale. Un « ensemble d’éléments » ont mené à sa décision.

L’épisode des chevreuils, avoue-t-elle, en était « un gros ».

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Mardi, le maire de Mont-Royal, Philippe Roy, a annoncé qu’il ne solliciterait pas un nouveau mandat en novembre, en citant le climat toxique des débats publics. Même sa conjointe n’échappe pas aux attaques sur les réseaux sociaux. « C’est devenu un peu trop intense », a-t-il confié à La Presse.

La semaine dernière, c’est le maire de Verdun, Jean-François Parenteau, qui a annoncé qu’il se retirerait en novembre… pour les mêmes raisons. « Les attaques personnelles et les commentaires gratuits, de plus en plus présents, ont fini par m’atteindre », a-t-il écrit sur Facebook.

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Jean-François Parenteau, maire de l’arrondissement de Verdun

En décembre, le maire de Pierreville, Éric Descheneaux, a remis sa démission. Il s’était fait traiter de « mangeux de graines » et autres insultes homophobes sur les réseaux sociaux.

Quelques mois plus tôt, la mairesse par intérim de Saint-Jean-sur-Richelieu, Claire Charbonneau, avait tiré sa révérence. On avait ri de sa coiffure et de son maquillage. On l’avait menacée, au point où elle craignait de sortir de sa voiture et de sa maison.

Décidément, ça va mal dans le monde municipal québécois.

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Ça va tellement mal qu’en janvier, l’Union des municipalités du Québec (UMQ) a senti le besoin de lancer une campagne contre l’intimidation envers les élus municipaux.

Depuis, le téléphone de la présidente de l’UMQ, Suzanne Roy, ne dérougit pas. Des élus de tout le Québec l’appellent pour témoigner de leur pénible expérience. « Je suis estomaquée, dit-elle. C’est encore pire que je ne le croyais. C’est comme si on avait déshumanisé la fonction d’élu. À la moindre frustration, on se permet des propos haineux, dégradants. »

Et on se permet tout ça pour quoi ?

Pas pour défendre de grandes orientations idéologiques. Ni pour infléchir des débats de société.

Pour des nids-de-poule. Des pistes cyclables. Des contraventions. Des trottoirs mal déneigés. Des poubelles pas ramassées. Ou pas assez souvent. Ou trop tôt. Ou trop tard. C’est pour ça qu’on se permet de traiter nos élus municipaux de « criss de caves » et de « gros épais ».

« À Longueuil, on est en train de changer les collectes [des déchets], raconte Sylvie Parent. Ça s’est emballé comme ça ne se peut pas. C’est comme si on était tous des imbéciles parce qu’on change les collectes ! On fait ça pour le bien de l’environnement… »

Pour un cône orange, on écume de rage. On se fait aller le clavier. Comme si on était tous devenus fous.

Et ce vent de folie inquiète l’UMQ. Y aura-t-il des candidats pour le scrutin municipal de novembre ? Qui aura envie de prendre le relais ? Qui aura le courage de s’exposer à la meute ?

Si ça continue, il ne restera que les plus coriaces. Et les tempéraments autoritaires qui se moquent de l’opinion des citoyens. La démocratie ne peut que s’appauvrir.

Qui en payera le prix ?

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Depuis l’épisode des chevreuils, Sylvie Parent ne consulte plus Facebook. Elle n’a pas à s’infliger ça.

« Parce qu’ils sont devant un ordinateur, une machine, les gens pensent qu’ils peuvent écrire n’importe quoi. Ils oublient qu’à l’autre bout, il y a un être humain qui reçoit ça. Un être humain avec un conjoint, des enfants. »

Facebook et Twitter, ces « armes de destruction sociale », pour reprendre l’expression d’un autre maire, sont à la source du mal. La pandémie n’a rien arrangé.

« Ce qui nous manque, avec la pandémie, c’est le contrepoids, constate Sylvie Parent. Avant, on parlait directement aux gens. Sur les réseaux sociaux, on ne peut pas faire un débat, expliquer un point de vue… »

Sur les réseaux sociaux, la nuance prend le bord. La politesse, aussi. Soit vous pensez comme moi, soit vous êtes complètement taré. Point à la ligne. Émoji fâché.

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Si seulement on pouvait se dire que bof, ce sont les réseaux sociaux, il ne faut pas s’en faire, toute cette haine n’a pas de prise véritable dans la réalité.

Si seulement. Mais ces attaques virtuelles ont des effets dévastateurs dans le monde réel.

Voir ces élus qui jettent l’éponge.

Voir ces aspirants qui renonceront à sauter dans l’arène.

Voir les chevreuils de Longueuil.

Là-bas, des internautes ont menacé de tuer la mairesse. D’autres ont menacé de s’attacher à des cages pour empêcher l’abattage des animaux. « Le débat n’avait plus rien de rationnel, dit Sylvie Parent. Rien ne pouvait laisser croire qu’on y serait arrivés sans dommages publics. »

Alors, par prudence, la Ville a reculé.

Quatre mois plus tard, rien n’est réglé. La biodiversité du parc Michel-Chartrand est toujours en péril. Les chevreuils sont toujours là. Jusqu’à présent, on n’a trouvé aucune solution de rechange valable pour les sauver. Peut-être parce qu’il n’y en a pas.

À Longueuil, la démocratie a perdu.

Les intimidateurs ont gagné.