Le réseau de la santé est incapable actuellement d’assurer le contrôle de la qualité dans les CHSLD privés du Québec. Pour éviter qu’un autre drame semblable à celui du CHSLD Herron ne survienne, le gouvernement doit donner plus de pouvoir d’intervention aux établissements de santé.

Et s’il en est incapable, il doit carrément retirer les permis aux CHSLD privés et les intégrer dans le réseau des CHSLD privés conventionnés, conclut un rapport d’enquête conjoint du Collège des médecins, de l’Ordre des infirmières et infirmiers du Québec (OIIQ) et de l’Ordre des infirmières et infirmiers auxiliaires du Québec (OIIAQ), obtenu en primeur par La Presse et Radio-Canada. Le rapport a été présenté la semaine dernière à la ministre responsable des Aînés, Marguerite Blais. Celle-ci prévoit de conventionner la moitié des CHSLD privés de la province d’ici deux ans.

Entre le 13 et le 29 mars 2020, 31 décès sont survenus au CHSLD Herron à Montréal, établissement privé qui hébergeait 138 personnes. Dans la foulée de ce drame, le Collège des médecins a lancé une enquête conjointe avec l’OIIQ et l’OIIAQ. Plus de 200 intervenants ont été interrogés par les ordres durant leur enquête. Des membres du personnel du CHSLD Herron et du Groupe Katasa ont été rencontrés par les enquêteurs, dont la directrice de l’exploitation et le directeur exécutif.

Les ordres se sont intéressés à ce qui s’est passé entre le 1er décembre 2019 et le 15 avril 2020 au CHSLD Herron, mais aussi à l’Institut universitaire de gériatrie de Montréal (IUGM), où 33 des 393 occupants sont morts entre le 25 mars et le 12 avril 2020. « Pour nous, c’était intéressant d’avoir un comparatif », dit le président du Collège des médecins du Québec, le DMauril Gaudreault.

Pas assez de pouvoir

L’une des principales conclusions du rapport est que le réseau de la santé ne dispose pas de leviers légaux pour contrôler les CHSLD privés problématiques.

Au CHSLD Herron, une infirmière du CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal effectuait des suivis depuis juin 2019 à la suite de lacunes observées. « Malgré ce soutien, très peu de résultats tangibles d’amélioration […] ont été observés », peut-on lire dans le rapport.

Carole Grant, présidente de l’OIIAQ, affirme qu’actuellement, le réseau de la santé « accompagne » les établissements privés où des problèmes sont constatés. « Mais accompagner, ça ne veut pas dire qu’il va y avoir des résultats, et ça ne veut pas dire qu’on peut intervenir rapidement s’il y a une problématique », dit-elle.

Il faut qu’il y ait des leviers légaux qui permettent aux CISSS d’arriver un matin et de mettre des choses en branle. Car sans leviers légaux, c’est difficile de s’imposer.

Carole Grant, présidente de l’OIIAQ

La preuve : au CHSLD Herron, « il a dû y avoir trois mises en demeure avant de pouvoir intervenir de façon précise », indique Mme Grant.

Des « gestionnaires incompétents » et des préposés allophones

Le rapport des ordres professionnels est très critique sur la façon dont était géré le CHSLD Herron, propriété du Groupe Katasa. Il souligne la « méconnaissance des exploitants à l’égard des lois et règlements et de leurs obligations entourant la gestion d’un CHSLD ». « Les exploitants ne connaissaient pas du tout la réalité et ce que ça veut dire de gérer un CHSLD », dit le président de l’OIIQ, Luc Mathieu.

Plusieurs situations inacceptables ont été tolérées par les gestionnaires du CHSLD Herron. Des préposés aux bénéficiaires sans formation et ne parlant ni français ni anglais étaient engagés. La plupart du temps, aucune directrice des soins infirmiers n’était en poste — une obligation, selon la Loi sur la santé et les services sociaux (LSSS). Il y avait un « manque chronique » d’équipement, dont des articles aussi de base que de la literie ou des serviettes.

Le rapport parle carrément de « l’incompétence des gestionnaires ». Ceux-ci ont « répété à plusieurs reprises qu’ils étaient de bonne foi », mais la bonne foi « s’avère nettement insuffisante pour offrir des soins et des services sécuritaires à des personnes âgées en lourde perte d’autonomie », peut-on lire dans l’enquête.

Les ordres professionnels recommandent « de revoir les règles entourant la délivrance de permis pour l’exploitation d’un CHSLD privé afin de s’assurer que les gestionnaires détiennent les compétences requises pour administrer ce type d’établissement ».

Une « catastrophe annoncée »

Luc Mathieu précise que la tragédie au CHSLD Herron était une « catastrophe annoncée ». Avant même que la pandémie ne frappe, le CHSLD Herron était en manque perpétuel de personnel. Le taux de roulement était élevé. Plusieurs travailleurs étaient inexpérimentés.

La nuit, une seule infirmière était présente pour 138 résidants. Un ratio « inacceptable » qui « va à l’encontre d’une norme du ministère de la Santé », selon le rapport. Joint par La Presse lundi, le Groupe Katasa n’avait pas donné suite à la demande d’entrevue en fin de journée.

Trois médecins travaillaient au CHSLD Herron quelques journées par semaine. Ceux-ci étaient « laissés à eux-mêmes » et ont tenté de faire changer la situation au CHSLD, mais sans succès, note le DGaudreault.

Le Collège veut travailler avec la Fédération des médecins omnipraticiens du Québec (FMOQ) afin qu’il y ait « un nombre suffisant de médecins dans tous les CHSLD du Québec ». Le rapport ajoute qu’il faudra « prendre les moyens nécessaires pour valoriser la pratique médicale en CHSLD ».

La course aux profits

Au CHSLD Herron, un directeur exécutif était responsable de pratiquement tous les services, allant des services alimentaires à l’hygiène-salubrité en passant par les soins infirmiers. Le rapport parle d’un directeur exécutif qui offrait « peu de soutien » et dont « le souci prioritaire était la diminution des coûts d’exploitation ».

Pour M. Mathieu, il est important de distinguer les CHSLD privés non conventionnés, comme le CHSLD Herron, des CHSLD privés conventionnés, dont certains « donnent de très bons soins ». Les CHSLD privés conventionnés reçoivent un financement du gouvernement (80 000 $ par année par patient) et doivent offrir un niveau de services et de qualité semblable au réseau public. Les CHSLD privés obtiennent un financement moins élevé (65 000 $ par année par patient) et sont plus autonomes.

Ces gens-là ont des obligations de faire des profits. […] La question que je pose, c’est dans quelle mesure on peut concilier ça avec le fait qu’on est capables de donner les soins requis aux résidants qui sont là avec tout ce que ça suppose.

Luc Mathieu, président de l’OIIQ

« Il y en a peut-être qui y arrivent. Mais souvent, on a des échos que c’est difficilement conciliable », affirme M. Mathieu.

Des travaux sont en cours au Ministère pour convertir certains CHSLD privés non conventionnés en CHSLD privés conventionnés, affirme le DGaudreault. Dans une lettre ouverte publiée dans nos pages Débats, les ordres professionnels « incitent le gouvernement à se donner les moyens nécessaires pour garantir le même niveau de qualité de soins à tous les aînés en CHSLD ».

L’enquête des ordres professionnels s’est aussi penchée sur le cas de l’IUGM. Comme au CHSLD Herron, il y manquait de ressources en prévention et contrôle des infections et de matériel de protection individuelle. Le manque de stabilité des équipes soignantes a aussi été souligné. Le rapport écorche aussi la réforme du ministre Barrette de 2015, qui a « coupé dans les postes de soutien clinique ».

La ministre Blais promet d’agir

En tout, les trois ordres émettent 31 recommandations à différents intervenants, dont le ministère de la Santé, qui doit « revoir l’organisation des soins aux aînés » au Québec. Des dizaines de rapports sur le sujet ont été produits dans les dernières années. Le DGaudreault ne croit pas que ce énième rapport sera tabletté « à cause du drame qu’on a vécu dans de tels établissements ».

En entrevue à La Presse, la ministre Marguerite Blais indique que le gouvernement s’est fixé comme objectif de conventionner 20 CHSLD privés non conventionnés — donc pratiquement la moitié du réseau privé non conventionné — d’ici deux ans.

C’est pas simple, de conventionner des CHSLD. Moi, je pensais qu’on avait juste à appuyer sur un bouton. On aurait voulu le faire plus rapidement, mais certains contrats sont signés sur 15 ans.

Marguerite Blais, ministre responsable des Aînés

« Il faut aussi tenir compte de la vétusté des bâtiments, des syndicats. Mais on est en action là-dessus », affirme Mme Blais. L’intention du gouvernement rencontre peu de résistance du côté des CHSLD privés non conventionnés. « La plupart désirent être conventionnés », souligne la ministre.

Clairement, le gouvernement Legault désire mieux encadrer le réseau privé des centres d’hébergement pour aînés : Mme Blais déposera également un projet de loi en juin qui rendra les CHSLD privés imputables des commissaires aux plaintes relevant du réseau public. Une recommandation contenue dans le rapport d’enquête des trois ordres professionnels. La ministre dit avoir réalisé que les commissaires aux plaintes des CHSLD privés relevaient… des propriétaires. « Et au privé, ils avaient zéro plainte. Trouvez-vous ça normal ? Bien sûr que non, dit Mme Blais. Comment voulez-vous qu’ils soient juge et partie ? » De plus, le projet de loi donnera plus de latitude aux CISSS et aux CIUSSS pour intervenir dans un établissement privé qui se trouve sur leur territoire. Pendant la pandémie, les contraintes légales ont empêché certains CIUSSS d’intervenir rapidement pour redresser une situation qui dégénérait dans des établissements privés.

La crise du CHSLD Herron en quelques dates

10 avril 2020 : Le journaliste Aaron Derfel publie un article révélant plusieurs décès dans des circonstances troublantes au CHSLD Herron,

12 avril 2020 : Le SPVM déclenche une enquête. Le Bureau du coroner annonce aussi qu’il enquêtera sur la situation, de même que le MSSS.

21 avril 2020 : Trois ordres professionnels annoncent une enquête conjointe sur le CHSLD Herron et l’IUGM.

23 septembre 2020 : Publication du rapport d’enquête du MSSS.

9 novembre 2020 : Les propriétaires du CHSLD Herron annoncent sa fermeture.

16 février 2021 : Report à septembre de l’enquête publique du coroner sur le CHSLD Herron, le temps que l’enquête criminelle sur les propriétaires de l’établissement se conclue.

16 mars 2020 : Publication du rapport d’enquête du Collège des médecins, de l’OIIQ et de l’OIIAQ.