Sur la photo, huit hommes blancs d’âge moyen autour d’une table de conférence. Rien de choquant. C’est le texte qui l’accompagne, signé par le chef des Forces armées canadiennes, qui fait sursauter : « Je compte sur mes hauts dirigeants pour promouvoir le changement de culture. La diversité nous rend plus forts, l’inclusion améliore notre institution. »

La diversité ? Un masque bleu parmi sept noirs, peut-être. Ou alors, trois crânes dégarnis parmi cinq chevelus…

PHOTO TIRÉE DE TWITTER

Art McDonald, alors chef d’état-major de la Défense, a tweeté cette photo avec un message faisant la promotion de la diversité, le 11 février dernier.

On s’en doute : ce message involontairement ironique, tweeté le 11 février par Art McDonald, est devenu viral – et pas pour les raisons les plus charitables. Le chef d’état-major de la Défense a rapidement reconnu sa maladresse. Malgré les beaux discours, les officiers militaires supérieurs restent, pour la plupart, des hommes blancs. « Cela doit changer », a-t-il écrit.

L’amiral McDonald était loin de se douter que ça changerait aussi vite : mardi, Frances Allen est devenue la première femme numéro deux de la Défense nationale.

Mais la nouvelle vice-cheffe d’état-major ne servira jamais sous les ordres d’Art McDonald. Faisant l’objet d’une enquête pour inconduite sexuelle, l’amiral s’est retiré le 24 février.

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Art McDonald avait été choisi pour remplacer le général Jonathan Vance à la tête de l’armée. Au moment de sa nomination, en janvier, il avait insisté sur l’importance de lutter contre le racisme et les inconduites sexuelles. « Je veux que vous sachiez que je ferai tout ce que je peux pour vous soutenir afin de stopper ces actes inacceptables. »

L’amiral McDonald se disait prêt à marcher dans le sillon du général Vance, parti à la retraite en décembre. Lorsque ce dernier avait été nommé chef d’état-major en 2015, il avait lancé l’opération Honneur, une campagne visant à éradiquer les inconduites sexuelles de l’armée.

À l’époque, le général Vance avait déclaré que plus rien ne passerait, même pas les blagues déplacées. C’était tolérance zéro. Promis, juré.

Six ans plus tard, le général Vance est visé par des allégations d’inconduites sexuelles. Lui aussi. Une enquête militaire est en cours. Une autre. Le comité parlementaire de la Défense se penche sur son cas. Et sur celui de son successeur passé en coup de vent.

Comment dire…

Ça fait plus d’un quart de siècle qu’on exige à hauts cris un changement de culture au sein de l’armée canadienne. Depuis les reportages-chocs du magazine Maclean’s sur les viols, les agressions impunies et le harcèlement sexuel répandus comme les métastases d’un cancer en phase terminale.

Après chaque rapport accablant, on annonce la venue de ce fameux changement de culture.

On l’attend toujours.

Il y a de quoi devenir désabusé. Surtout quand ceux qui promettent, la main sur le cœur, de changer les choses… se retrouvent accusés de faire partie du problème.

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On ne peut pas dire que le gouvernement Trudeau brille dans cette affaire. Tout se passe comme si le ministre de la Défense nationale, Harjit Sajjan, avait décidé de fermer les yeux afin de protéger ses anciens frères d’armes.

Comme si le ministre faisait partie du problème, lui aussi.

En comité parlementaire, le 19 février, Harjit Sajjan affirmait avoir été aussi surpris que tout le monde lorsque les allégations visant le général Vance avaient été révélées par Global News, deux semaines plus tôt. « Nous devons faire tomber la peur et les barrières qui empêchent les gens de dénoncer. Nous avons besoin d’un changement de culture total et complet », avait déclaré le ministre en anglais.

Harjit Sajjan a dû sérieusement rétropédaler quand l’ancien ombudsman militaire Gary Walbourne a dévoilé au comité que le ministre était au courant des allégations… depuis trois ans !

Justin Trudeau a quant à lui patiné comme un chef, mercredi, en admettant que son bureau le savait aussi depuis 2018. Jusque-là, le premier ministre avait pourtant prétendu le contraire.

Sa pirouette ? Il était au courant de l’existence d’allégations à propos du général Vance depuis trois ans, mais n’en a appris les détails que tout récemment, en écoutant les nouvelles à la télé.

On ne pourra pas dire que le premier ministre pèche par excès de curiosité.

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Le pire, dans tout ça, ce n’est pas que le ministre de la Défense nationale savait.

Le pire, c’est qu’il ne voulait pas le savoir.

En mars 2018, selon Gary Walbourne, M. Sajjan avait refusé d’examiner le témoignage écrit d’une jeune femme soldate se disant victime des inconduites de Jonathan Vance.

Le ministre se défend en rejetant la faute sur Gary Walbourne, qui ne s’y serait pas pris de la bonne manière. Il n’aurait pas frappé aux bonnes portes.

Si un ombudsman militaire ne sait pas comment faire pour se plaindre convenablement, imaginez le casse-tête pour une simple soldate victime des avances – ou pire – de son supérieur hiérarchique…

Et c’est le ministre Sajjan qui parle de faire tomber les barrières…

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Il existe bien un endroit pour se plaindre.

Le Centre d’intervention sur l’inconduite sexuelle a été créé en 2015, en réponse au rapport dévastateur de Marie Deschamps, ancienne juge à la Cour suprême du Canada.

Mais les victimes n’osent pas s’adresser à cette créature de l’armée. Elles n’ont pas confiance. On leur a toujours dit de rentrer dans le rang, d’obéir aux ordres, de demander la permission avant de parler.

C’est ça, la culture de l’armée. Et les victimes en font partie. On ne les changera pas d’un coup de sifflet.

Les Forces armées canadiennes ont toujours résisté à ce que le gouvernement crée un organisme externe, totalement indépendant, pour enquêter sur les allégations d’inconduites sexuelles dans ses rangs.

Les scandales qui s’empilent ne donnent plus le choix au gouvernement Trudeau : il doit créer cet organisme indépendant. Pour les hommes d’honneur, ce n’est plus le temps des beaux discours.